À une de mes conférences, récemment, une bouddhiste a voulu contre argumenter mes positions sur la violence, en disant, et j’ai souvent entendu ça, qu’il n’y aura jamais aucune raison justifiant quelle que forme de violence que ce soit. Je ne lui ai pas demandé si elle mangeait. À la place je lui ai demandé ce qu’elle ferait si elle voyait quelqu’un battre un enfant juste devant elle.
« Je témoignerais pour la souffrance de l’enfant, a-t-elle répondu.
Vous n’interviendriez pas? »
Bien qu’à court terme user de la violence pour stopper l’agresseur semble pouvoir aider, cela ne ferait que mettre plus de violence encore dans l’univers – ce qui ferait de l’univers un lieu encore plus violent – à long terme cela mènerait à plus de violence. Je n’interviendrais pas.
Tout ça c’est de la théorie, ai-je répondu. Si je marchais dans une allée, et que je voyais quelqu’un en train de vous battre à mort avec une batte, je doute fort que votre jolie spiritualité tiennent la route, parce que vous allez me supplier de ne pas rester posé face à l’agresseur à être le témoin silencieux de votre souffrance et de votre meurtre. »
Elle a secoué la tête.
« Non.
Je ne vous crois pas.
Et il en est de même avec les saumons. Dans le long terme, ils seront amenés de toute façon à s’éteindre, comme à la fin le soleil brûlera la terre, ça ne fait rien…
Ce n’est pas parce que tout le monde dans cette pièce mourra, ai-je répondu, qu’on peut tous les torturer à mort maintenant. C’est absurde. Si c’est à ça que doit mener votre spiritualité, je n’en veux pas. »
D’autres bouddhistes encore m’ont dit que je ne devais pas agir envers les oppresseurs et les agresseurs sous la colère, mais sous la compassion et l’amour. On me raconte cette connerie tout le temps. Il y a deux jours j’ai reçu un e-mail de quelqu’un que je ne connais pas et qui voulait soulever des erreurs dans mon jugement. « En tant qu’écrivain, vous ne pouvez pas être dans l’hostilité et rester efficace. Dans une de vos prochaines intervention radiophonique, pourquoi ne pas parler plutôt de vous, de comment vous gérer vos problèmes de santé, de ce qui vous a inspiré récemment, plutôt que de ce qui vous a mis en colère ? » C’était une femme, c’est qui a semblé étrange: d’habitude des hommes intrusifs essaient de soulever ce qui ne va pas dans mon travail alors que les femmes intrusives essaient de chercher des solutions à mes problèmes. Mais cette femme a aussi écrit: « À quel point votre sexualité/sensualité est affectée par cette agression mentale grandissante contre des forces sur lesquelles vous n’avez aucun contrôle (sic). À quel point la colère affecte vos relations personnelles. Continuez-vous de serrer les arbres dans vos bras ou avez-vous quelqu’un dans votre lit? »
Au début, j’ai pensé lui répondre que jamais elle n’aurait la réponse à la question de savoir si ma colère envers la culture dominante qui détruit la planète affecte ma vie sexuelle.
Un des principaux problèmes avec ses questions (mis à part le fait que ma vie personnelle, ce n’est pas ses oignons) sous entend que parce que je suis en colère contre la culture je le serais envers mes amis. C’est complètement débile. Ma colère n’est pas un revolver. Je suis en colère contre des choses qui me mettent en colère, pas les autres. Paye ton concept.
Mais, et c’est très important, de son point de vue ce n’est pas du tout débile. L’une des thèses centrales du très bon livre de R.D.Laing, The Politics of Experience, pour autant que je sois concerné, est que les gens agissent en fonction de ce qu’ils vivent dans le monde. Si vous pouvez comprendre leur expérience, vous pouvez comprendre leur comportement. C’est aussi vrai pour un fou criminel que pour un capitaliste. Mais encore une fois je me répète.
Il cite la description d’une lunatique faite par le psychiatre allemand Emil Kraepelin:
« Messieurs, les cas que j’ai à vous présenter aujourd’hui sont particuliers. Tout d’abord, vous pouvez voir une bonne, âgée de 24 ans, dont vous pouvez constater l’extrême maigreur. Malgré cela la patiente est en perpétuel mouvement, avançant puis reculant de deux pas, elle tresse ses cheveux pour les défaire après. Si je tente de l’arrêter, je me heurte à une résistance extrêmement forte, si je me mets en face d’elle et tente de la stopper de mes mains, si elle ne peut pas me pousser, elle cherche à m’esquiver en passant sous mes bras. Si quelqu’un l’attrape pour la tenir fermement, elle se raidit et se met à pleurer déplorablement. Nous remarquons en plus qu’elle tient un morceau de pain serré dans la main gauche qu’on ne peut pas le lui faire lâcher. Elle ne fait pas attention à son environnement tant qu’on la laisse tranquille. Si vous lui piquez le front avec une aiguille, elle esquisse une grimace ou s’en va, laissant l’aiguille plantée sans pou autant cesser son mouvement de va-et-vient, comme un rapace, avançant et reculant. Elle ne remet presque jamais aux questions qu’on lui pose, au mieux elle secoue la tête. Mais de temps en temps elle gémit en répétant ces phrases: ‘O Mon Dieu, O ma chère mère!’ »288
Laing dit:
« Nous regardons la situation strictement du point de vue de Kraepelin, tout est à sa place. Il est sensé, elle est folle; il est rationnel, elle est irrationnelle. Cela implique que l’on observe les actions des patients hors contexte de ce qu’ils ont vécu. Mais si on observe les actions de Kraepelin, (mises en italiques) – il essaie de stopper ses mouvements, s’avance vers elle avec les bras tendus, lui plante une aiguille dans le front, veut lui faire lâcher de force le bout de pain qu’elle tient dans la main etc – et si on les place hors du contexte qu’il vit et qu’il a lui-même défini, elles ne sont quand même pas banales.»
Si l’on considère le contexte du capitalisme industriel, ce que vivent ceux qui appartiennent à cette culture et qui l’ont définie comme telle, détruire la terre de quelqu’un ( et après celle de tout le monde) pour remplir le compte en banque de quelqu’un d’autre fait sens. Si l’on considère le contexte de la civilisation telle que l’ont vécue les civilisés – ceux qui se considèrent comme appartenant à « la société la plus avancée des sociétés humaines » – la destruction de toutes les autres cultures fait sens. Quand depuis la naissance on vous a bombardé d’images et d’histoires qui vous apprennent à percevoir les femmes comme des objets sexuels, il ne sera pas surprenant que vous les traitiez de cette manière. De même, si vous êtes élevés dans une famille violente ou dans une culture violente où les relations sont basées sur le pouvoir, et que ceux au pouvoir utilisent quotidiennement la terreur pour assujettir ceux qu’ils souhaitent assujettir – quand c’est ce que vous avez vécu du monde, quand le monde a été défini comme tel – cela fait sens pour vous de chercher à avoir du pouvoir sur le plus de personnes possibles autour de vous. Ou, et cela nous amène à notre discussion, la colère peut vous effrayer excessivement – quand vous avez souffert de la colère de ceux qui sont au pouvoir.
Pour être clair: cette esquive de la colère – la présomption, par exemple, que la colère envers la culture serait amenée à se déplacer vers les amis – fait sens si vous avez peur de vos propres émotions ( ou si vous-mêmes vous déplacez votre colère), si vous avez peur de la colère parce que vous avez été violentés, rendus impuissants face « aux forces sur lesquelles vous n’avez aucun contrôle » – et que vous prenez conscience au fond de vous-mêmes que la colère que vous ressentez n’est que le reflet de votre propre impuissance.
La question est qu’il me semble douloureusement (et superbement) clair qu’il ne s’agit pas d’éradiquer la colère, mais de rester clair sur le pourquoi et le comment de ma colère, d’en être conscient. Quand c’est approprié, laisser cette colère s’exprimer tant qu’elle ne me consume pas, tout comme je peux laisser ma peur et ma joie s’exprimer tant qu’elles ne me consument pas. (…)
Tenter de « transcender » la colère vient de cette peur, et aussi de cette bonne vieille traditionnelle haine du corps qui veut nous débarrasser de notre nature animale « viciée »: l’esprit de transcendance (la conscience cosmique, les sourcils de Dieu etc…), c’est bien; l’animalité, la nature, c’est mal.
Hors de ce contexte violent, bien sûr, rien de tout cela ne fait sens.
288 Op.cit., Ballantine Books, NYC, p.107.
Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca
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