Lors d’un débat suivant une conférence que j’ai donnée récemment, une femme a dit qu’une partie du problème résidait dans le fait que la plupart des gens qu’elle connaissait et qui se souciaient du bien-être et de la santé des humains oppressés et des saumons et des arbres et des rivières et de la terre – la vie – s’en souciaient parce que, par définition, ils se souciaient des autres. Ils éprouvent de l’empathie. Ils ressentent ce qui les lient aux autres.411 Ceux qui ne se soucient pas de la santé et du bien-être des humains oppressés et des saumons et des arbres et des rivières et de la terre – la vie – ne s’en soucient parce que, également par définition, ils ne se soucient pas des autres. Ils n’éprouvent pas d’empathie. Ils ne ressentent pas ce qui les lient aux autres. C’est un problème, a-t-elle dit.
Elle a raison. C’est un gros problème. Ceux d’entre nous qui estiment la vie au-dessus des choses et du contrôle estiment la vie au-dessus des choses et du contrôle. Ceux qui estiment les choses et le contrôle au-dessus de la vie estiment les choses et le contrôle au-dessus de la vie. C’est sûr, il y a beaucoup d’environnementalistes qui sont des salauds, et je suis sûr que certains PDG sont des gens très sympa. Robert Jay Lifton a fait remarquer que beaucoup de gardes nazis des camps de concentration et même des officiers des plus hauts rangs des SS étaient de bons pères de famille, 413 et beaucoup de gens ont fait remarquer qu’il existe beaucoup de tortionnaires qui font ça « pour gagner leur vie » et qui lorsqu’ils rentrent à la maison sont loin d’être des personnes épouvantables. Lifton a nommé cette scission physique dédoublement, qu’il définit comme étant le résultat de la formation d’une structure mentale en désaccord moral avec celle d’origine.414 C’est un mécanisme de défense qui permet aux gens de continuer à perpétrer la violence, dit-il, qu’elle soit directe comme le meurtre des juifs, ou moins directe, comme l’élaboration ou la fabrication de bombes nucléaires ou d’entreprises. Je respecte énormément Lifton, et j’ai profondément été influencé par son travail fondamental, mais dans le cadre de cette culture extrêmement violente je ne suis pas sûr que ce dédoublement soit aussi éminent qu’on pourrait normalement le penser.
Moi j’y verrais plutôt la manifestation typique d’un comportement abusif. Les abuseurs, et c’est vrai pour la plupart d’entre nous vivant dans cette société abusive, sont très sensibles aux structures de pouvoir, ils savent sur qui ils peuvent projeter cette rage informe et vers qui ils doivent s’agenouiller. En d’autres mots, ils ont une relation très intime avec le prémisse Quatre de ce livre, et connaissent les circonstances précises pour lesquelles il est non seulement acceptable mais aussi totalement censé de leur part de perpétrer la violence sur ceux qui sont en dessous d’eux et lécher les bottes de ceux au dessus. Malheureusement, bien peu de gardes SS ont buté leurs officiers. Plus loin, Susan Griffin a beaucoup écrit sur ce qui constituait les structures d’une famille « normale » au sein de cette culture allemande spécifique, et les relations entre les abus familiaux et l’échelle plus globale des violences nazis. 415 Nous pourrions utiliser le même argument aujourd’hui: une famille normale au sein de cette culture est sacrément violente. Ce dédoublement n’est pas aussi dramatique qu’il semble l’avoir été.
Je situerais le problème non pas dans l’abrutissement qui est un état normalisé et nécessairement chronique au sein de cette culture, mais dans l’inculcation dans le monde rigide du Prémisse Quatre, où l’empathie des gens est engourdie par la violence routinière qu’ils subissent et déguisée par l’idéologie et ce que Lifton appelle « au nom de la vertu » – Lifton dit clairement que les gens peuvent commettre des massacres en masse s’ils le font « au nom de … », donc qu’ils doivent considérer que ce qu’ils commettent ne sont pas des atrocités, mais qu’ils font bien, « au nom de la vertu» 416 – de sorte qu’ils puissent se sentir bien vis-à-vis d’eux mêmes, (ou plutôt qu’ils aient l’impression de se sentir bien vis-à-vis d’eux mêmes) alors qu’ils sont en train d’opprimer les autres afin de maintenir leur train de vie, de rentrer à la maison et de faire sauter leur bébé sur leurs genoux. C’est ainsi que bon nombre de nazis ont pu maintenir un semblant de vie quotidienne alors qu’ils ne tuaient pas des juifs mais purifiaient la race Aryenne. C’est ainsi que bon nombre d’Américains ont pu maintenir des façades de bonheur alors qu’ils ne tuaient pas des Indiens mais accomplissaient leur Destinée Manifeste. C’est comme ça que les civilisés peuvent prétendre être sain émotionnellement alors qu’ils ne commettent pas de génocide ni ne détruisent des terres, mais prennent ce qu’il est nécessaire pour développer leur « société humaine avancée ». C’est de cette façon que nous pouvons tous prétendre que nous sommes tous sensés et que personne ne tue la planète, mais que nous faisons plutôt fructifier les profits et développons des ressources naturelles.
Tout comme je me demande chaque jour si je ferais mieux d’écrire ou d’exploser un barrage, je me demande également si tous mes appels à sauver les saumons, les vieilles plantations et les oiseaux migrateurs ne sont pas juste d’autres revendications au nom de la vertu. Je veux dire, est-ce que ceux au centre de l’empire ne sont-ils pas tout le temps en train de dire qu’ils commettent des actes violents (de défense) seulement contre ceux qui veulent détruire leur417 façon de vivre? Et ne suis-je pas en train de dire que je considère la violence (défensive) nécessaire pour maintenir une façon de vivre que je veux? Il y en a un qui veut des biens de consommation, et un autre qui veut des saumons sauvages. Quelle est la différence? Peut-être que mon désir de libérer les rivières est juste un masque couvrant une pulsion de destruction (…). Je ne me sens pas avoir une pulsion générique de destruction, mais les PDG non plus. C’est une chose merveilleuse avec le déni: en général vous ne savez pas que vous êtes en plein dedans. Mais c’est une raison pour laquelle je m’efforce de poser si explicitement mes prémisses. Je ne veux pas me mentir à moi-même, et je ne veux pas vous mentir.
Chaque jour quand je me demande si mon travail est juste une revendication au nom de la vertu, je reviens toujours à la même réponse: l’eau pure. Nous avons besoin d’avoir accès à de l’eau pure. Nous avons besoin d’eau pure pour survivre. Nous avons besoin d’une terre vivante pour survivre. Nous n’avons pas besoin de biens de consommation pas chers. Nous n’avons pas besoin d’une « race aryenne purifiée ». Nous n’avons pas besoin d’accomplir une Destinée Manifeste pour surpeupler un continent ou le monde. Nous n’avons pas besoin d’un « stade avancé de société humaine » (même si c’était une définition correcte de la civilisation). Nous n’avons pas besoin de maximiser des profits ou de « développer des ressources naturelles ». Nous n’avons pas besoin de pétrole, d’ordinateurs, d’antennes de téléphones potables, de barrages, de voitures, de macadam, d’agriculture industrielle, d’éducation industrielle, de médecine industrielle, de production industrielle, d’industries. Nous n’avons pas besoin de civilisation. Nous – les êtres humains, les animaux humains vivant dans des communautés saines, qui fonctionnent bien – existions très bien sans la civilisation pendant l’écrasante majorité de notre existence. Par contre, nous avons besoin d’une terre vivante. Ce n’est pas une revendication au nom de la vertu. C’est simplement vrai.
Chaque jour je me souviens que je n’ai pas tort car j’en reviens toujours au fait que tous les cours d’eau dans les États-Unis sont maintenant contaminés par des substances cancérigènes. J’en reviens au fait que les saumons sauvages, qui ont survécu des dizaines de millions d’années, durant l’ère glaciaire, les éruptions volcaniques, les inondations du Missoula, (…) ne vont pas survivre à un siècle de cette culture. J’en reviens au fait qu’il y a maintenant des dioxines dans le lait maternel humain. J’en reviens aux faits que les tigres, les grands singes et les amphibiens sont en train d’être exterminés. Maintenant. Tout ça c’est réel. C’est le monde réel.
Chaque jour je comprends à nouveau la naïveté qui amènera quelqu’un à penser que comme les revendications au nom de la vertu sont parfois utilisées pour justifier la violence, alors toutes les justifications de la violence sont artificielles. Je tombe dans ce piège moi-même trop souvent. Trop de gens de cette culture font cela. Mais ce piège n’est que ça, un piège: les mamans souris ndlt me l’ont clairement fait comprendre, comme l’ont fait toutes les autres mères et ceux qui se soucient suffisamment de la santé et du bien-être de ceux qu’ils aiment pour se battre en leurs noms. Il y a des choses qui valent qu’on se batte pour elles, qu’on meure pour elles, qu’on tue pour elles.
Maintenant je comprends que d’adhérer à l’idéologie insensée de la civilisation a amené beaucoup de gens dans cette culture à croire que les autres que cette culture est en train de tuer, ne sont pas vraiment vivants: après tout, une rivière ne ressent rien, non? Ni les animaux dans les zoos ou dans des fermes d’élevage intensif, encore moins les plantes dans les cultures intensives, ou les pierres dans une carrière.
(…)
Parfois je pense que nous pensons trop. Parfois je pense que nous ne pensons pas assez clairement. La plupart du temps je pense que c’est un peu des deux. Notre pensée, qui ne pense pas tant que ça, nous rend fous, nous ligote dans une maille serrée. Ce n’est pas accidentel. C’est commun aux situations abusives.
Lundy Bancroft, ancienne co-directrice d’Emerge, le premier programme national de thérapie pour les hommes violents, écrit dans son livre Pourquoi fait-il ça? Dans l’Esprit des Hommes colériques et manipulateurs,
« D’une manière générale, un homme abusif œuvre comme un magicien. Ses tours consistent en grande partie à vous faire regarder dans la mauvaise direction, à distraire votre attention de façon à ce que vous ne remarquiez pas où se trouve son action réelle… Il vous amène dans un dédale tortueux, et fait de votre relation un labyrinthe de zigzag et de virages. Il veut que vous vous preniez la tête sur lui, comme s’il était une machine merveilleuse mais cassée dont vous devez trouver la panne pour y remédier et l’amener à bien fonctionner. Son désir, bien qu’il ne l’admette pas lui-même, est que vous vous cassiez la tête dans cette voie de façon à ce que vous ne remarquiez pas quels sont les modes et la logique de son comportement, que la conscience reste derrière la folie. »426
Comme j’ai essayé de le montrer dans A Language Older than Words et The Culture of Make Believe, presque tout dans la civilisation nous éloigne de la capacité à penser clairement et à ressentir.
Et si nous étions capables de le faire, nous ne permettrions pas à ceux au pouvoir de tuer le monde, de tuer nos voisins non humains, de tuer les humains que nous aimons, de nous tuer. Et une fois que nous avons été pliés à ce mode de pensée qui n’est pas la pensée, à ce mode de ressenti qui n’en est pas un, la culture n’a pas besoin de faire plus pour continuer à nous confondre. Nous continuerons à nous confondre nous-mêmes dans toute cette non pensée et tout ce non ressenti.
Nous le faisons volontiers, parce que si nous ne nous confondions pas, si nous nous permettions de penser d’une manière qui serait réellement de la pensée, et de ressentir d’une manière qui serait réellement du ressenti, nous comprendrions soudainement que nous pouvons stopper ces horreurs qui nous entourent, et nous comprendrions soudainement ce que nous avons besoin de faire dans le but de stopper ces horreurs – les problèmes ne relèvent pas d’un défi cognitif – et nous commencerions à le faire.
Je ne pense pas que les mères non-humaines que j’ai mentionnées plus tôt se soient embarquées dans des débats philosophiques sur la pureté de leurs motivations.427 Elles savaient jusque dans leurs tripes ce qu’il était nécessaire de faire. Comme nous pouvons le ressentir dans les nôtres.
(…)
Plusieurs milliers d’années d’inculcation et d’idéologie destinées à nous entraîner hors de notre corps et hors de notre âme à la fois, loin de tout sens réaliste de l’auto-défense, nous ont amenés à nous identifier non pas avec nos corps et nos terres, mais avec nos abuseurs, avec les gouvernements, avec la civilisation. Cette mauvaise identification marque notre insanité, elle est une des choses qui nous conduit encore plus loin dans l’insanité, dans la confusion, dans l’inaction.
Briser cette identification, et son action devient bien plus claire.
411 Pour une brillante analyse sur ce sujet, voir le livre Fallacy of Wildlife Conversation de Livingston.
412 Pouvez-vous vous imaginer que ceux qui font de la vivisection ou de la déforestation puissent éprouver de l’empathie?
413 Diable, Hitler était sympa avec son chien, bien que cela ne puisse signifier autant que cela le pourrait, car plus d’une de ses petites amies se sont suicidées, ce qui est un indicateur bien significatif de sa violence émotionnelle et même physique.
414 Jensen, Listening, 144.
415 Griffin, Susan, A Chorus of Stones; The Private Life of War, Doubleday, NYC, 1992.
416 Et même au nom de la bonne et grande vertu.
417 Le possessif qu’ils utilisent est « notre », mais dans ce cas « notre » veut dire « leur ».
ndlt Nous pensons que Jensen fait référence à un épisode de sa vie qu’il relate dans A Language Older than Words avec des souris dont il avait détruit des nids remplis de bébés souriceaux.
<426 Bancroft, Lundy, Why Does He Do that? Inside the Minds of Angry and Controlling Men, Berkley Books, NYC, 2002, p.21.
span style=”font-size: xx-small;”>427 Et vous êtes l’une de ces étranges personnes qui pensent inexplicablement que les non humains ne peuvent pas penser, alors je vous propose que cette « pensée » qu’opèrent les humains civilisés ici est pire qu’inutile. Si cela nous amène à hésiter à protéger ceux qu’on aime, c’est pathétique, et si ça nous amène à échouer dans la protection de notre terre, du point de vue de l’évolution, ce n’est pas très adapté.
Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca
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