L’an dernier, j’ai lu une tribune dans le New York Times, intitulée « construire une arche pour le sociopathocène ». Non, je mens. Elle était intitulée « Construire une arche pour l’anthropocène ».
Mais pouvez-vous imaginer le contenu de l’article si son titre avait fidèlement reflété la nature sociopathe du monde que nous avons créé ?
L’article commençait ainsi:
« Nous entrons en trombe dans l’anthropocène, la sixième extinction de masse de l’histoire de la planète. Une récente étude publiée dans le journal Science conclut que les espèces disparaissent actuellement à un taux d’extinction 1000 fois plus élevé que le taux naturel.
C’est un double coup dur pour les écosystèmes que nous avons brisés, une météo extrême à cause d’un climat chamboulé cause encore plus de dégâts. D’ici 2100, disent les scientifiques, un tiers, voire la moitié de toutes les espèces de la terre pourrait avoir disparu. En conséquence, les efforts pour protéger les espèces s’intensifient à mesure que les gouvernements, les scientifiques et les organisations non lucratives tentent de construire une version moderne de l’arche de Noé.
La nouvelle arche ne prendra certainement pas la forme d’un grand bateau, ni d’un lieu à part. Au lieu de cela, c’est un patchwork d’approches, comprenant des migrations assistées, des banques de semences, de nouvelles réserves et des corridors de déplacement implantés là où les espèces sont susceptibles de migrer au fur et à mesure de l’augmentation du niveau des océans, et de la disparition des sources de nourriture.
Ces questions sont complexes. Quelles espèces sauver ? Les plus en danger ? Les animaux charismatiques, comme les lions, ou les ours, ou les éléphants ? Les plus susceptibles de survivre ? Celles qui ont le plus de valeur à nos yeux ? »
Trouver le temps de mentionner la destruction de notre planète, c’est déjà quelque chose…
L’article continue en décrivant quelques efforts, qui sont, bien sûr, désespérément importants, ainsi que différentes manières de prendre ces décisions difficiles pour les gens et les organisations concernés. Une partie de moi-même est heureuse de voir les médias capitalistes consacrer un peu de leurs emplois du temps surchargés pour mentionner le meurtre de la planète.
Après tout, ces 1200 mots auraient pu être utilisés pour couvrir d’autres sujets, comme les souvenirs colorés d’oursons en guimauve d’untel, ou une analyse d’un autre de combien « Ladyfag est la rave du futur », ou l’information, extrêmement importante, de la chute, ce jour, du marché des actions, due à la peur que l’économie ne croisse pas assez vite. Oui, il s’agit bien d’articles du New York Times.
La pauvreté du discours des médias grand public est telle qu’une discrète mention du plus grave problème auquel le monde ait jamais été confronté est suffisante pour nous rendre, eh bien, heureux n’est pas le bon mot… reconnaissants, peut-être, comme un chien affamé à qui l’on jette une minuscule croûte de pain.
Comme on pouvait s’y attendre, cependant, ma réaction est mitigée. La première chose qui me pose problème, c’est qu’il s’agit précisément de ce vers quoi cette culture se dirige depuis le tout début : elle a toujours voulu jouer à Dieu et décider qui vit et qui meurt. Il s’agit d’un point central du suprémacisme humain de cette culture, qui sous-tend et motive la destruction du monde naturel.
Comment savons-nous que nous sommes supérieurs ? Parce que nous sommes ceux qui décident. Nous sommes ceux qui font, contrairement à tous les autres, qui sont ceux qui subissent. Nous sommes les sujets. Ils sont les objets. Depuis le début, les membres de cette culture ont voulu être Dieu.
C’est-à-dire qu’ils voulaient être le Dieu qu’ils avaient créé à leur propre image. C’est-à-dire le Dieu créé à l’image de l’omnipotence et de l’omniscience qu’ils voulaient posséder, et à l’image de ce qu’ils étaient réellement : jaloux, mécontents, abusifs, vindicatifs, patriarcaux.
Les suprémacistes sont plus que ravis d’endosser le fardeau de l’homme civilisé et de prétendre faire preuve de miséricorde en décidant lesquels de leurs inférieurs exterminer, et lesquels sauver. Pour l’instant.
Ce qui n’est pas sur la sellette — notre consommation superflue !
Mais il y a un problème encore plus grave. Avez-vous remarqué qui est sur la sellette, et ce qui ne s’y trouve pas. L’avez-vous remarqué ? On n’y trouve pas la moindre mention des technologies, des luxes, des conforts, et des frivolités de la culture dominante.
Certes, nous sommes censés choisir entre le sauvetage et l’extermination de la roussette de Nouvelle-Guinée ou du rhinocéros de Sumatra, de l’igname sauvage ou du discoglosse d’Israël (avec, par défaut, l’extermination, bien sûr) ; et nous sommes censés minutieusement planifier la façon dont nous choisissons qui est exterminé, et qui vit (au moins jusqu’à demain, où nous savons tous qu’il y aura une nouvelle série d’exterminations, accompagnée d’une nouvelle série de déblatérations sur la difficulté de ces prises de décisions, et d’une nouvelle série de cœurs brisés ; et puis d’encore une autre série, et d’une autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, et plus personne).
Mais de la même manière qu’après Fukushima un ministre japonais de l’énergie a déclaré que l’énergie nucléaire devait continuer à être produite parce que personne ne « pouvait imaginer la vie sans électricité », toute discussion sur quelles technologies devraient être gardées, et lesquelles devraient être abandonnées, est formellement rejetée.
Il n’est pas question d’exterminer les iPads, les iPhones, les technologies informatiques, les toits rétractables de stades, les insecticides, les OGM, Internet (que diable, la pornographie sur Internet), les véhicules tout-terrains, les armes nucléaires, les drones prédateurs, l’agriculture industrielle, l’électricité industrielle, la production industrielle, les bénéfices de l’impérialisme (humains, US, ou autre).
Nous n’en parlons pas. Jamais. Pas une seule fois.
Pourquoi ? Parce que nous sommes Dieu, et que Dieu ne renonce jamais au pouvoir. Parce que nous sommes omniscients et omnipotents, et parce que nous nous trouvons au sommet de la pyramide. Parce que We are the champions [nous sommes les champions, référence à la chanson de Queen, NdT], et que nous pouvons et allons faire tout ce qui nous chante.
Nous n’en parlons pas parce qu’aucun des bénéfices obtenus grâce au démantèlement de notre planète ne peut être sérieusement remis en question.
Sauver des espèces ? Ou les tuer ?
Le discours anti-impérialiste fournit un très bon exemple de ce manque de sérieuse remise en question. Bien sûr, les anti-impérialistes protestent contre l’impérialisme — c’est ce que font les anti-impérialistes — mais nombre d’entre eux ne semblent pas comprendre qu’ il n’est pas possible de bénéficier des bienfaits de l’impérialisme sans impérialisme
Ils vont alors protester contre l’impérialisme tout en faisant la promotion, par exemple, des TGV ou des panneaux solaires tendance. Mais vous ne pouvez pas avoir de TGV et des panneaux solaires tendance sans extraction minière, sans transports et sans infrastructures énergétiques, et vous ne pouvez pas avoir ces infrastructures sans armée ni police pour les contrôler.
Et en ce qui concerne la planète, vous ne pouvez pas avoir ces infrastructures sans les dommages que ces infrastructures et leurs activités connexes entraînent. Et puisque presque aucun de ces anti-impérialistes ne va remettre en cause ces infrastructures élémentaires, cela signifie que la plupart d’entre eux ne remettent pas véritablement en cause l’impérialisme.
Voilà comment fonctionne cette Arche du Sociopathocène : nous en tirons des bénéfices, et nous prétendons maintenant faire face à un terrible dilemme quant à laquelle de nos victimes nous allons sauver (pour l’instant). Mais ça n’est pas vraiment un dilemme. Imaginons que je m’apprête à soit vous tuer vous, soit votre meilleur ami.
Et que, peu importe qui je tue, je prenne tout ce que vous possédez tous les deux, tout ce qui vous est cher. Je gagne et vous perdez tous les deux, y compris la vie pour l’un d’entre vous. Je choisis qui meurt. Ça n’est pas un dilemme pour moi. Pour que l’on puisse qualifier cela de dilemme, il faut qu’il y ait pour moi aussi quelque chose en jeu. Ça n’est pas un dilemme, c’est un meurtre doublé d’un vol.
Mais d’un point de vue suprémaciste, je ne suis ni un meurtrier ni un voleur. Je suis un sauveur. J’ai sauvé l’un d’entre vous d’une mort certaine (d’une mort dont j’aurais été responsable, mais quand même). D’ailleurs, être ce sauveur est une nouvelle preuve de ma supériorité. Un être inférieur vous aurait peut-être tué tous les deux, inconsidérément. Ne suis-je pas formidable ?
Parce que je suis si intelligent, je peux inventer toutes sortes de critères selon lesquels je déciderai lequel d’entre vous je tuerai. Et demain, je prendrai une autre décision basée sur cela, ou sur n’importe quel autre critère de mon choix, et je tuerai peut-être le survivant d’aujourd’hui, ou votre deuxième meilleur ami. Le jour suivant, je prendrai cette décision à nouveau, toujours à propos de quelqu’un que vous aimez.
Je trouve ça profondément troublant que certains, ne serait-ce que quelques membres de cette culture, puissent se sentir ne serait-ce qu’un peu satisfaits d’eux-mêmes pour avoir choisi qui vit et qui meurt, s’ils n’œuvrent pas aussi à stopper la véritable cause de ces meurtres. C’est un peu comme si un garde d’un camp de la mort nazi se prenait pour un héros pour avoir laissé Sophie choisir lequel de ses enfants il ne tuerait pas (ce soir).
En fin de compte, ce choix est le nôtre
Le meurtre de la planète n’est pas une tragédie imposée par le destin en raison de notre excès d’intelligence, mais le résultat d’une série de choix sociaux extrêmement mauvais. Nous pouvons choisir différemment. Mais nous ne le faisons pas. Et nous ne le ferons pas. Pas tant que les mêmes prémisses indiscutées dirigent cette culture.
Ne vous méprenez pas. Quiconque œuvre à protéger les régions sauvages ou les êtres sauvages des griffes de cette culture omnicide est en ce sens un héros. Nous devons utiliser tous les outils à notre disposition pour sauver qui et ce qui peut l’être, de cette culture.
Mais il est grotesque et bien trop attendu qu’autant d’argent soit disponible pour détruire la forêt de Tongass, et toutes les autres, et qu’autant d’argent soit disponible pour la construction de diverses armes de destruction massive (comme les bombes à fragmentation, les barrages, ou les corporations), tandis que, d’une façon ou d’une autre, lorsqu’il s’agit de sauver les endroits sauvages et les êtres sauvages, nous ayons à compter les centimes et à ‘prendre des décisions difficiles’.
De plus, je dois dire que toute cette métaphore de l’arche est inexacte. Dans l’histoire originelle, Dieu sauve deux représentants de chaque espèce (tandis que, comme les humains qui l’ont créé, il détruit la planète). Ici, les humains modernes se rendent là où même Dieu ne s’est pas aventuré, et ne sauvent explicitement pas toutes les espèces, mais à la place, décident quelles espèces sauver, et quelles espèces sacrifier.
C’est, bien évidemment, à la fois plaisant et flatteur pour les suprémacistes humains : ils prennent des décisions sur des questions que même Dieu a repoussées. Plutôt cool, non ?
La civilisation est le problème, et l’a toujours été
Il y a, cependant, un problème encore plus important que tout cela : le fait que cette culture détruise systématiquement et physiquement la planète. Toute l’œuvre merveilleuse et nécessaire accomplie par chaque activiste faisant tout son possible pour protéger telle ou telle territoire sauvage ne signifiera rien aussi longtemps que cette culture persiste.
Et tout ce travail, important, consistant à créer des graphiques décisionnels permettant de juger qui mérite d’être sauvé, et qui va être abandonné, ne signifie rien lorsqu’on échoue complètement à s’attaquer aux causes originelles des meurtres.
Le meurtre de la planète ne prendra fin qu’avec l’effondrement de la civilisation.
Imaginez ceci. Un gang de sociopathes meurtriers, sadiques, vicieux et déments a pris le contrôle de votre maison, et retient tous ceux que vous aimez captifs. Ils enlèvent systématiquement ceux que vous aimez de la pièce pour les torturer à mort. Que faites-vous ? Des graphiques décisionnels pour vous aider à prendre des ‘décisions difficiles’ sur lequel de vos proches leur livrer ensuite ? Peut-être que oui. Mais je dois vous dire que je me concentrerai plus sur comment arrêter ces satanés assassins dans leur lancée, comment les stopper à la source.
Du point de vue des suprémacistes humains, cependant, il est plus facile, plus plaisant, et cela renforce certainement l’identité supposément supérieure de l’individu, de prendre ‘à contre-cœur’ des ‘décisions difficiles’ quant à qui sera conduit à l’extinction. Du moment que l’on ne remet jamais, jamais, jamais en question le suprémacisme et la culture qui les conduisent à l’extinction.
Et tant que l’on n’oublie jamais de s’accommoder de ce que Lewis Mumford appelle le « somptueux pot-de-vin » : les conforts et les luxes dont on bénéficie en échange de notre absence d’opposition à ce système abusif.
Nous savons de quel côté notre pain est beurré.
Laissons de côté la rhétorique. Cette tribune m’a brisé le cœur, non seulement parce que le meurtre de la planète me brise le cœur ; et non seulement parce que la tribune discutait des créatures à sacrifier à l’extinction sans parler des technologies dont il vaudrait mieux se débarrasser ; et non seulement parce qu’ils ont bien sûr mentionné quelles espèces nous étaient les plus utiles.
Mais parce que, totalement absent de leurs critères de sauvetages des espèces, était celui de quelles espèces servent au mieux la vie sur Terre (et, bien sûr, également totalement absente, toute discussion sur quelles technologies servent la vie, et quelles technologies lui sont néfastes). et plus encore parce qu’elle ignorait complètement ce qui, par bien des aspects, est la seule chose qui compte : stopper les dégâts à la source.
En vérité, ces autres êtres n’auraient pas à être sauvés si la civilisation n’était pas en train de les tuer. En vérité, ils ne peuvent être sauvés tant que la civilisation détruit la planète. Et en vérité, il y a dans cette culture certains sujets qui ne doivent jamais être discutés, certaines perceptions de soi, et certaines prérogatives qui ne sont jamais négociables.
Nous préférons nous dire adieu à nous-mêmes et à la planète entière plutôt que de regarder honnêtement ce que nous avons fait, ce que nous faisons, et ce que nous allons continuer à faire aussi longtemps que perdure cet état d’esprit suprémaciste.
Ils n’ont pas besoin d’arches — ils ont besoin d’une planète vivante !
Un autre problème majeur avec l’idée d’une Arche pour le Sociopathocène c’est qu’elle se base sur — et fait la promotion de — la perspective inexacte et nuisible du monde naturel, tel que perçu par cette culture, selon laquelle vous pouvez extirper une créature de son habitat et toujours avoir la créature complète, qu’un chien de prairie n’est qu’un bloc d’ADN dans un sac de fourrure et de peau, et qu’il ne fait pas partie du corps plus large de la prairie.
Cette culture semble croire — de manière absolument anthropomorphique — que le monde ressemble à une machine, ou à un fauteuil. Une sorte d’artefact humain. Une chose où le tout n’est pas plus que la somme des parties. Vous pouvez démonter un fauteuil et échanger certaines pièces, puis remonter le fauteuil, et vous aurez toujours un fauteuil (sauf que cette culture volerait quelques vis, deux pieds, et le siège, puis se demanderait pourquoi personne ne peut s’y asseoir).
Mais la vie ne fonctionne pas ainsi, que l’on parle d’un corps humain, du corps d’une rivière ou d’une prairie. Le tout est plus que la somme des parties. Et si vous n’y croyez pas, demandez à un chirurgien de vous démonter entièrement et puis de vous remonter. Appelez-moi ensuite. Ma planche de Ouija sera en mode vibreur.
Vous ne pouvez pas extirper un carcajou de son habitat et toujours avoir affaire à un carcajou. Vous aurez quelque chose qui ressemble et sent comme un carcajou. Mais le carcajou est aussi l’odeur qu’il flaire dans la brise et le sol sous ses pattes. Sans des conditions climatiques spécifiques, et tout ce qui fait l’endroit où il vit, il ne serait pas devenu l’être qu’il est.
Oui, le bourdon de Franklin doit être sauvé, tout comme l’Hirola (Damalisque de Hunter), le bahaba chinois et l’Azurina eupalama.
Mais ils n’ont pas besoin d’arches. Ils ont besoin d’une planète vivante. Ce qui doit vraiment être protégé, ce sont les corps plus larges qui sont leurs maisons, les océans, les forêts, les rivières, les lacs, l’ensemble de ces communautés étendues.
Translated by Nicolas Casaux, and edited by Héléna Delaunay and Fausto Giudice Фаусто Джудиче
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