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Le pacifisme comme pathologie

Ce livre, extraordinairement important, plonge au cœur d’une des principales raisons pour lesquelles les mouvements cherchant à instaurer la justice sociale et environnementale échouent. La question fondamentale posée ici est : la violence est-elle un outil acceptable de l’établissement du changement social ? Il s’agit peut-être de la plus importante des questions de notre époque, et pourtant, bien souvent, les discussions à son sujet tournent autour de clichés et d’une sorte de pensée magique: comme si, d’une certaine façon, si nous étions tous assez bons et gentils, l’État cesserait d’utiliser sa violence pour nous exploiter tous. J’aimerais que cela soit vrai. Mais, bien évidemment, ce n’est pas le cas.

Il s’agit d’un livre nécessaire, et plus encore à chaque jour qui passe. Nous sommes vraiment dos au mur. La culture dominante est en train de tuer la planète. 90% des grands poissons des océans ont disparu. Les forêts amazoniennes pourraient entrer en phase de déclin irréversible dans l’année. Tous les cours d’eau des USA sont contaminés par des carcinogènes. Cela ne devrait pas nous surprendre, étant donné que le lait maternel de la totalité des mères de la planète — humaines et non-humaines — est contaminé par des carcinogènes. Le réchauffement climatique s’accélère, et avec lui la possibilité réelle de rendre cette planète inhabitable pour l’essentiel, et la réponse de ceux au pouvoir est de nous dire que ce mode de vie — ce mode de vie qui détruit la planète, qui commet des génocides contre chacune des cultures indigènes qu’il rencontre, qui dégrade et appauvrit la vaste majorité des humains, qui, véritablement, est basé sur et dépend de chacune de ces choses — n’est pas négociable.

En même temps, les efforts de ceux d’entre nous qui combattent le système sont insuffisants. Manifestement, sinon nous ne serions pas en train de perdre. Les taux de déforestation ne seraient pas en train de continuer à s’accélérer, les océans ne continueraient pas à être assassinés, les peuples indigènes à être massacrés ou expulsés de leurs terres.

Qu’allons-nous faire? Avec la planète entière en jeu, il est plus que temps que nous mettions toutes nos options sur la table.

Il s’agit d’un livre nécessaire, et plus encore à chaque jour qui passe.

Dans ce livre, Churchill explique clairement comment nombre d’affirmations du pacifisme sont souvent en décalage par rapport avec la réalité. Par exemple, Gandhi est souvent présenté comme exemple de pacifiste étant parvenu à son but. Mais le succès de Gandhi (si tant est qu’il en fut un: nous pourrions soutenir que le peuple indien n’a pas réellement remporté cette révolution, mais qu’à cet égard, Coca-Cola et Microsoft l’ont emporté, pour l’instant) a eu lieu après une centaine d’années de lutte — souvent violente — pour l’indépendance des Indiens. De plus, beaucoup d’Indiens considèrent que Gandhi a récupéré la rage des Indiens contre les Britanniques en quelque chose de bien plus gérable, en quelque chose que les Britanniques n’avaient plus à craindre.

De la même façon, nous pouvons nous demander ce qu’aurait accompli Martin Luther King Jr. si des Africains-Américains n’étaient pas descendus dans la rue, parfois avec des armes. Cette question n’est pas posée assez souvent. Churchill souligne quelques raisons qui expliquent l’absence de telles discussions.

Churchill ne fait pas, bien évidemment, la promotion d’une violence aveugle et irréfléchie. Il ne fait qu’argumenter contre la non-violence aveugle et irréfléchie.

Et à qui, à part les pacifistes dogmatiques et ceux au pouvoir, cela pose-t-il un problème ?

Les gens au pouvoir sont insatiables. Ils feront tout — mentir, tricher, voler, tuer — pour accroître leur pouvoir.

Le système récompense cette accumulation de pouvoir. Il la requiert. Le système lui-même est insatiable. Il requiert la croissance. Il requiert l’exploitation sans cesse croissante des ressources, y compris des ressources humaines.

Il ne s’arrêtera pas parce que nous le demandons gentiment; autrement, il se serait arrêté il y a déjà longtemps, lorsque les Indiens et d’autres peuples autochtones demandèrent gentiment aux membres de cette culture de bien vouloir arrêter de voler leurs terres. Il ne s’arrêtera pas parce que c’est la chose juste à faire, sinon il n’aurait jamais commencé.

Il ne s’arrêtera pas tant qu’il restera quelque chose à exploiter. Il ne peut pas.

Bienvenue à la fin du monde.

Ce livre, plus qu’aucun autre, démystifie et déconstruit le pacifisme dogmatique: il l’expose pour ce qu’il est vraiment. C’est une tâche cruciale, particulièrement au vu de l’emprise du pacifisme dogmatique sur un large pan de la soi-disant résistance aux USA, et plus généralement, dans les pays industrialisés. Comme Churchill l’explique au début de son essai: « Le pacifisme, l’idéologie de l’action politique non-violente, est devenue axiomatique et tout sauf universelle parmi les éléments les plus progressistes du courant dominant de l’Amérique du Nord contemporaine ». Cette emprise est particulièrement malheureuse, étant donné que, comme Churchill l’explique ensuite, « elle promet toujours que les dures réalités du pouvoir étatique peuvent être dépassées à l’aide de bons sentiments et de pureté d’intention, plutôt qu’à l’aide d’auto-défense et de combat. Les pacifistes affirment, ad aeternam, que la négativité de l’État capitalo-fasciste moderne s’atrophiera à travers la défection et la négligence une fois qu’une vision sociale assez positive se présentera pour prendre sa place… Appelée alchimie au Moyen-âge, une telle insistance sur la répétition de thèmes creux et d’expériences ratées pour obtenir un résultat désiré, a depuis longtemps été consignée au royaume de la fantaisie, écarté par tous, sauf par les plus insidieux ou cyniques (qui utilisent cela pour manipuler les gens) ».

Bien sûr, ceux qui disent que ce mode de vie n’est pas négociable — ou ceux qui ne disent rien, mais dont les actes traduisent cette même croyance — ont tout faux. Ils confondent des variables dépendantes et indépendantes: ce mode de vie — n’importe quel mode de vie — est et doit être basé sur un environnement sain. Sans environnement sain, vous n’avez rien. Ceux au pouvoir peuvent fantasmer tant qu’ils veulent sur quelque macabre dystopie techno-capitaliste — et nous pouvons, pareillement, fantasmer tant que nous voulons sur une utopie écosocialiste groovy pleine d’amour libre et de super musique — mais cela ne sert à rien si vous ne pouvez ni respirer l’air ni boire l’eau de la planète. Tout dépend de votre environnement; tout le reste n’est qu’une variable dépendante de la variable indépendante qu’est l’environnement. Pas d’environnement, pas de mode de vie. D’ailleurs, pas d’environnement, pas de vie. C’est aussi simple que ça.

Malheureusement, la simplicité ou la complexité ne sont pas le problème, et ne l’ont jamais été. Les problèmes auxquels nous faisons face n’ont jamais été intellectuellement complexes: ce ne sont pas des problèmes rationnels dont nous devons nous extirper comme en tentant de sortir d’un labyrinthe. En effet, les problèmes auxquels nous faisons face ne sont pas rationnels du tout; croire qu’ils le sont participe du problème, car cela mène à penser qu’ils pourraient être influencés par des solutions rationnelles: que si nous y réfléchissions suffisamment, que si nous défendions nos idées avec assez de conviction, nous pourrions convaincre (lire: supplier) ceux au pouvoir de stopper l’attitude destructrice d’exploitation qui caractérise cette culture, et pour laquelle ils sont extrêmement bien récompensés.

Essayons voir: est-ce qu’organiser réunion sur réunion avec Hitler pour lui présenter toutes sortes d’arguments rationnels sur les raisons pour lesquelles il ne devrait pas ordonner l’extermination des juifs ou l’invasion de l’Union Soviétique aurait fonctionné? Des gens ont essayé. Ça n’a pas fonctionné. Bien sûr, des membres de la résistance allemande ont tenu de nombreuses réunions pour tenter d’en convaincre d’autres de les rejoindre. Mais leur but n’était pas de recruter encore plus de gens pour convaincre Hitler de changer. Leur but était de recruter ces gens pour provoquer la chute d’Hitler et des nazis.

Ou ceci: rapport contemporain sur rapport contemporain montrent qu’aux 17ème et 18ème siècles des flux réguliers de colons blancs désertaient pour rejoindre les Indiens. Comme J. Hector St John de Crèvecoeur l’explique dans ses Lettres d’un fermier américain:

Il doit y avoir quelque chose de particulièrement captivant dans le lien social des Indiens, et de bien supérieur, pour qu’il soit vanté parmi nous; des milliers d’Européens sont devenus des Indiens, et nous n’avons pas un seul exemple d’un de ces aborigènes devenant européen! Il doit y avoir quelque chose d’envoûtant dans leur manières, quelque chose d’indélébile, façonné par les mains de la Nature. Par exemple, prenez un jeune Indien, offrez-lui la meilleure éducation possible, toute votre générosité, couvrez-le de présents, de richesses, et pourtant sa forêt natale lui manquera secrètement, tandis que vous penseriez qu’il l’aurait oubliée depuis longtemps; et à la première opportunité qui se présentera, vous le verrez volontairement abandonner tout ce que vous lui avez donné et revenir vers les nattes de ses pères avec une joie indescriptible.

Voilà ce qu’en dit Benjamin Franklin:

Aucun Européen ayant goûté à la vie sauvage ne peut ensuite supporter le retour dans nos sociétés.

Il écrit également :

Quand un enfant indien a été élevé parmi nous, qu’il a appris notre langue et s’est habitué à nos coutumes, s’il retourne voir sa famille ne serait-ce qu’une fois, on ne pourra jamais le persuader à revenir, et ce n’est pas inhérent aux Indiens, mais aux hommes… Quand les blancs des deux sexes ont été faits prisonniers jeunes par les Indiens, et ont vécu un certain temps parmi eux, même s’ils sont rachetés par leurs amis, et traités avec toute la tendresse imaginable pour les convaincre de rester parmi nous, en très peu de temps ils se dégoûtent de notre manière de vie, de tout le travail et peine qui sont nécessaires pour l’entretenir, et prennent la première bonne occasion de s’échapper de nouveau dans les bois, d’où il est impossible de les récupérer.

Ces descriptions sont courantes. Cadwallader Colden écrit en 1747 des Blancs capturés par des Indiens:

Aucun argument, aucun traité, aucun pleur de leurs amis et relations, ne pourrait persuader nombre d’entre eux de quitter leurs nouveaux amis indiens; nombre d’entre eux qui furent persuadés de revenir chez eux par les caresses de leurs relations, en peu de temps, en eurent assez de notre manière de vivre, et se sont à nouveau enfuis chez les Indiens, et ont fini leurs jours avec eux. D’un autre côté, des enfants indiens ont été soigneusement éduqués parmi les Anglais, vêtus et disciplinés, cependant, je pense qu’il n’y a pas un seul exemple où ceux-ci, après qu’ils eurent obtenu la liberté d’aller parmi les leurs, et qu’ils furent en âge, restèrent avec les Anglais, ils retournèrent à leurs propres nations, et se passionnèrent autant pour le mode de vie indien que ceux n’ayant jamais connu le mode de vie civilisé.

Lors d’échanges de prisonniers, les Indiens couraient joyeusement vers leurs familles, tandis que les Blancs captifs devaient être pieds et poings liés afin qu’ils ne retournent pas en courant vers leurs ravisseurs.

Face à ces désertions, face à ces autres cultures possédant quelque chose de « bien supérieur, à vanter parmi nous », une action raisonnable aurait été, tout simplement, d’accepter ces désertions. Une autre aurait été de rendre votre propre mode de vie plus proche de celui de ces autres, de rendre votre culture assez attrayante pour que les désertions cessent. Bien sûr, ce ne furent pas les choix suivis. Le choix a été et est toujours de continuer à éliminer les options, d’exterminer ces autochtones autres et de voler leur terre.

Plus encore, à propos de l’irrationalité caractérisant cette culture: actuellement les divers gouvernements du monde dépensent plus d’argent pour la subvention des flottes de pêche commerciale du monde que ce qu’elles rapportent. Les contribuables du monde entier paient pour vider les océans.

Plus encore : actuellement, les USA dépensent bien plus d’un milliard de dollars par jour pour le budget de l’armée: c’est-à-dire, pour tuer des gens. Un milliard de dollars pourrait payer la scolarité de 5 millions d’enfants du Tiers-Monde pendant un an. Avec ce que les USA dépensent en 5 jours pour tuer des gens, de l’eau potable pourrait être fournie à tous les humains du monde n’en bénéficiant pas. En ne tenant pas compte de l’acquisition de terres, le gouvernement des USA dépense moins pour les efforts de rétablissement de toutes les espèces en danger qu’il ne dépense pour l’armée en 12 heures.

Encore plus de déraison. Étude après étude, nous savons qu’au sein de cette culture une femme sur quatre est violée au cours de sa vie, et que 19% de plus subiront des tentatives de viols. Les femmes que je connais me disent que ces chiffres sont des sous-estimations. Que cela nous apprend-il sur la rationalité ou le caractère raisonnable de cette culture? Le viol n’est ni raisonnable ni rationnel, peu importe les histoires que les violeurs se racontent pour le justifier. De la même façon, le meurtre de la planète n’est ni raisonnable ni rationnel, peu importe les histoires que les gens peuvent se raconter pour le justifier. Changer le climat n’est ni raisonnable ni rationnel. Détruire des modes de vies qui existent depuis des milliers ou des dizaines de milliers d’années n’est ni raisonnable ni rationnel.

Ou, peut-être que d’un certain point de vue, tout ça est rationnel. Le psychiatre RD Laing explique que si vous pouvez comprendre l’expérience des gens, vous pouvez alors comprendre leur comportement: les gens agissent en fonction de leur expérience du monde. Jusque-là, ça va. Mais que cela nous apprend-il sur ceux au pouvoir, le fait que leur expérience du monde puisse les pousser à sans cesse chercher de nouveaux autres à exploiter?

Pour répondre à cela, parlons psychopathologie. Un psychopathe peut être défini comme quelqu’un qui cause volontairement des dommages sans remords: « de tels individus sont impulsifs, insensibles aux besoins des autres, et incapables d’anticiper les conséquences de leur comportement, de poursuivre des buts sur le long terme, ou de tolérer la frustration. Le psychopathe est caractérisé par l’absence des sentiments de culpabilité et d’anxiété qui accompagnent normalement un acte antisocial ». Le Dr Robert Hare, qui a longtemps étudié les psychopathes, explique clairement que « parmi les caractéristiques les plus dévastatrices du psychopathe, on retrouve un mépris impitoyable pour les droits des autres et une propension aux comportements prédateurs et violents. Sans remords, les psychopathes charment et exploitent les autres pour leur propre profit. L’empathie et le sens de la responsabilité leur font défaut, et ils manipulent, mentent et arnaquent les autres sans se soucier des sentiments de qui que ce soit ».

Ça vous rappelle quelque chose?

Il est impossible de faire face à un comportement abusif ou psychopathologique à l’aide de moyens rationnels, peu importe à quel point il est dans l’intérêt de l’agresseur ou du psychopathe que nous le croyions. (Comme l’auteur Lundy Bancroft l’a souligné, « d’une certaine façon, un agresseur opère comme un magicien. Ses tours reposent principalement sur le fait de vous faire regarder dans la mauvaise direction, de vous distraire afin que nous ne remarquiez pas où la véritable action se trouve. Il vous entraîne dans un dédale alambiqué, faisant de votre relation avec lui un labyrinthe de tours et détours. Il veut vous embrouiller, que vous tentiez de le comprendre, comme s’il était une merveilleuse machine, mais endommagée, qu’il vous faudrait remettre en état en réparant les parties défectueuses, afin de lui faire retrouver son plein potentiel. Son désir, bien qu’il puisse ne pas l’admettre, c’est que vous déchiriez ainsi votre cerveau, afin que vous ne remarquiez pas les schémas de la logique de son comportement, la conscience derrière la folie ». Ça non plus, ça ne vous rappelle rien ?)

Un comportement grossièrement abusif n’est pas quelque chose qu’il faut comprendre. C’est quelque chose qu’il faut stopper.

Ce qui ramène à ce livre. J’ai entendu Ward [Churchill] décrire la culture dominante à travers le personnage fictif d’Hannibal Lecter, héros du Silence des agneaux: « Vous êtes enfermé dans une pièce avec ce psychopathe », a-t-il dit, « et vous êtes au menu. La question est : qu’allez-vous y faire? »

Qu’allez-vous y faire?

J’ai, dans ma vie, fait l’expérience de quelques relations que je qualifierais d’émotionnellement abusives. Il m’a fallu des années pour apprendre une leçon très importante: vous ne pouvez pas débattre avec un agresseur. Vous perdrez toujours. D’ailleurs, vous avez perdu dès le commencement (ou plus précisément, dès que vous répondez à ses provocations). Pourquoi? Parce qu’ils trichent. Ils mentent. Ils contrôlent les conditions de tout « débat », et si vous sortez de ce cadre, ils vous frapperont jusqu’à ce que vous rentriez dans le rang. (Et, bien sûr, nous constatons la même chose à plus grande échelle). Si cela se produit suffisamment souvent, ils n’ont plus à vous frapper, puisque vous cessez de dépasser les bornes. Et si cela se produit vraiment assez souvent, vous pourriez imaginer une philosophie ou une religion qui ferait du respect des limites une vertu. (Et, bien sûr, nous constatons encore la même chose à plus grande échelle).

Une autre raison pour laquelle vous perdez toujours en discutant avec un agresseur, c’est qu’ils excellent dans le domaine des doubles contraintes. Une double contrainte, c’est une situation dans laquelle, si vous choisissez la première option, vous perdez, et si vous choisissez la seconde option, vous perdez, et dont vous ne pouvez vous sortir.

Le seul moyen d’échapper à une double contrainte, c’est de la briser.

C’est la seule solution.

Une double contrainte. L’une des choses les plus intelligentes que les nazis aient faite, a été de faire en sorte qu’à chaque étape il soit rationnellement dans l’intérêt des Juifs de ne pas résister. Beaucoup de Juifs avaient l’espoir — et cet espoir fut alimenté par les nazis — qu’en jouant le jeu, en suivant les règles établies par ceux au pouvoir, leurs vies n’empireraient pas, qu’ils ne seraient pas tués. Préférez-vous avoir une carte d’identité, ou préférez-vous résister et risquer de vous faire tuer? Préférez-vous aller dans un ghetto (une réserve, ou autre) ou préférez-vous résister et risquer de vous faire tuer? Préférez-vous monter dans un wagon à bestiaux, ou préférez-vous résister et risquer de vous faire tuer? Préférez-vous entrer dans les douches, ou préférez-vous résister et risquer de vous faire tuer?

Mais je vais vous raconter quelque chose de très important: les Juifs ayant participé à l’insurrection du Ghetto de Varsovie, y compris ceux qui se sont lancés dans ce qu’ils pensaient être des missions suicide, ont eu un taux de survie plus élevé que ceux qui se sont pliés. N’oubliez jamais ça.

La seule solution pour sortir d’une double contrainte, c’est de la briser. N’oubliez jamais ça non plus.

J’ai repris contact, récemment, avec un vieil ami. Durant les années qui se sont écoulées depuis notre dernière rencontre, il est, apparemment, devenu pacifiste. Il dit qu’il pense possible d’atteindre n’importe qui à l’aide d’un argument suffisamment convaincant.

« Ted Bundy? », ai-je demandé.

« Il est mort »

« Lorsqu’il était en vie »

« Okay, j’imagine que non ».

« Hitler? » Il est resté silencieux.

J’ai dit : « Gandhi a essayé. Il lui a écrit une lettre en lui demandant de bien vouloir cesser ce qu’il faisait. Il a été évidemment surpris que Hitler ne l’ait pas écouté ».

« Je pense toujours », dit-il, « que dans la plupart des cas, vous pouvez parvenir à une sorte d’entente avec les gens ».

« Bien sûr », ai-je répondu. « La plupart des gens. Mais, si quelqu’un veut ce que tu as, et que cet individu est prêt à tout pour l’obtenir? » Je pensais aux mots de Red Cloud, Indien Oglala, qui parlait de l’insatiabilité et du comportement abusif des membres de la culture dominante: « Ils nous ont fait des promesses, plus que je ne puis m’en souvenir. Mais n’en ont tenu qu’une. Ils ont promis de prendre notre terre, et ils l’ont prise ».

Mon ami a répondu : « Mais qu’est-ce qui vaut le coup de se battre? Ne peut-on pas juste partir? »

J’ai pensé aux nombreuses choses qui valent le coup de se battre: l’intégrité physique (la mienne et celles de ceux que j’aime), la terre sur laquelle je vis, les vies et la dignité de ceux que j’aime. J’ai pensé à la maman ourse qui m’a chargé il n’y a pas une semaine, parce qu’elle pensait que je menaçais son petit. J’ai pensé aux mères juments, vaches, chats, aigles, poules, oies, et souris qui m’ont déjà attaqué, pensant que j’allais faire du mal à leurs petits. J’ai pensé: si une mère souris est prête à affronter quelqu’un qui fait 8000 fois sa taille, pourquoi pas nous? J’ai répondu : « Et s’ils veulent tout ce qui se trouve sur cette planète? La planète est finie, tu sais. En fin de compte, tu ne peux pas juste fuir ».

Mon ami n’était finalement pas si pacifiste que ça, après tout, car il m’a répondu : « J’imagine qu’à un moment, il faut riposter ».

Dans une récente interview, la question suivante a été posée à Ward Churchill : « Que pensez-vous que les gens des cercles d’opposition doivent faire pour vraiment impacter le changement? »

J’ai un ami, un ancien détenu, très intelligent, qui pense que les pacifistes dogmatiques sont les personnes les plus égoïstes qu’il connaisse, parce qu’elles placent leur pureté morale — ou, plus exactement, leur propre conception de la pureté morale — avant l’arrêt des injustices.

C’est un problème.

La question devient: que voulez-vous? Je sais ce que je veux. Je veux vivre dans un monde avec plus de saumons chaque année, un monde avec plus d’oiseaux migrateurs et chanteurs chaque année, un monde avec plus de forêts anciennes chaque année, un monde avec moins de dioxine dans le lait maternel des mères chaque année, un monde avec des tigres et des grizzlis, et des grands singes et des marlins et des espadons. Je veux vivre sur une planète viable.

Et je ferai ce qu’il faut pour ça, quoi qu’il en coûte.

J’ai également entendu Ward répondre à cette question. Il veut que la culture dominante cesse de tuer des enfants indiens. Et il fera tout ce qu’il faut pour ça, quoi qu’il en coûte.

Il s’agit de la même lutte.

Ward et moi-même ne plaidons pas contre les pacifistes. Nous ne plaidons pas non plus contre ceux qui choisissent de tenter de faire advenir le changement social à l’aide de moyens pacifiques. Nous avons besoin de tout. Nous avons besoin de gens pour engager des poursuites judiciaires, et d’autres pour travailler dans les foyers pour femmes battues. Nous avons besoin de permaculteurs. Nous avons besoin d’éducateurs. Nous avons besoin d’écrivains. Nous avons besoin de guérisseurs. Mais nous avons également besoin de guerriers, de ceux qui sont volontaires et prêts à riposter. C’est ce qu’il y a de bien avec cette situation catastrophique: peu importe où vous regardez, il y a énormément de choses à faire.

Il y a une différence, cependant, entre être personnellement pacifique et être un pacifiste. Le pacifisme pathologique dont Ward fait la critique, cette « idéologie de l’action politique non-violente » qui « est devenue axiomatique et tout sauf universelle parmi les éléments les plus progressistes du courant dominant de l’Amérique du Nord contemporaine », n’est pas un simple choix personnel, ou une propension, mais plutôt une obsession, une monomanie, une religion ou un culte friable, qui, comme d’autres obsessions fragiles, ne tolère aucune hérésie. Non seulement ces pacifistes ne veulent pas riposter — ce qui est bien évidemment leur prérogative — ne veulent pas même envisager la riposte — ce qui est encore leur prérogative — mais, et c’est bien plus nuisible, ils ne permettent à personne d’envisager la riposte. Bien trop souvent, ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour faire taire quiconque commet le blasphème d’oser riposter, ou d’oser en parler.

Leur première ligne de défense est souvent de faire taire le contrevenant. Cela m’est arrivé de nombreuses fois, et si vous avez osé parler de la riposte, je suis sûr que cela vous est aussi arrivé. Des cris — ou des chants, plutôt — sortent du canon pacifiste. Comme n’importe quelle religion fondamentaliste, le pacifisme dogmatique a ses articles de foi. Et comme beaucoup d’articles de foi, ils ne résistent pas à un examen approfondi. Mais, encore une fois, et c’est vrai de n’importe quelle religion fondamentaliste, que les articles de foi correspondent ou pas à la réalité physique importe peu pour les croyants convaincus, ou pour leur enthousiasme et leur agressivité. Réfutez un de leurs articles de foi — en le mettant en pièces rhétoriquement — et ils continueront à le répéter encore et encore, comme si vous n’aviez rien dit du tout.

Articles de foi.

Ils nous disent qu’en voulant riposter, nous faisons preuve de manichéisme, en séparant le monde en deux groupes : nous et eux. « Si quelqu’un gagne », disent-ils, « c’est que quelqu’un doit perdre. Si nous étions suffisamment créatifs, nous pourrions trouver des moyens pour être tous gagnants ». Allez dire ça aux marlins, aux salamandres tigrées, aux orangs-outangs. Il est facile de parler de la victoire de tout le monde lorsqu’on est insensibles aux souffrances de ceux qu’on exploite et de ceux dont on permet l’exploitation. Il y a déjà des gagnants et il y a déjà des perdants, mais ce qu’on ignore opportunément dans tous ces discours affirmant que tout le monde est gagnant, c’est que le monde est déjà en train de perdre. Ce qu’on ignore davantage, c’est que lorsque le monde perd, nous perdons tous. Et ce qu’on ignore tout aussi convenablement, c’est que vous ne pouvez pas faire la paix avec une culture qui tente de vous dévorer. Cela fait longtemps qu’une guerre est déclarée, et livrée contre le monde, et le refus de prendre en compte cette guerre ne signifie pas qu’elle n’a pas lieu.

Ils nous disent que l’amour triomphe de tout, et que le simple fait de parler de riposte ne serait qu’un manque d’amour. Ils nous disent que si nous avions suffisamment d’amour pour nos ennemis, nous pourrions les influencer à travers la puissance de cet amour. Ils nous disent que l’amour implique le pacifisme. Mais l’amour n’implique pas le pacifisme, et je crois que les mères grizzly seront d’accord avec moi à ce sujet, ainsi que toutes les autres mères que j’ai précédemment mentionnées.

Ils nous disent qu’on ne peut pas utiliser les outils du maître pour démolir la maison du maître. Je ne compte même plus le nombre de personnes qui m’ont dit ça. Je peux, cependant, vous dire avec une assez grande certitude qu’aucune de ces personnes n’a lu l’essai dont est tirée cette phrase : « Les Outils du Maître ne démoliront jamais la maison du maître » (« The Master’s Tools Will Never Dismantle The Master’s House ») dont l’auteure est Audre Lorde (certainement pas pacifiste elle-même). L’essai ne traite en aucune façon du pacifisme mais plutôt de l’exclusion des voix marginalisées des discours portant en apparence sur le changement social. Si tous ces pacifistes avaient lu son essai, ils auraient sans aucun doute été horrifiés, car elle y suggère, assez justement d’ailleurs, une approche multivariée aux multiples problèmes auxquels nous sommes confrontés.

Il m’a toujours paru évident que les approches violente et non-violente du changement social sont complémentaires. Je ne connais personne parmi ceux qui prônent la possibilité d’une résistance armée contre l’exploitation et la dégradation imposées par les cultures dominantes, qui rejette une résistance non-violente. Nombre d’entre nous prennent part à la résistance non-violente et soutiennent ceux dont c’est le seul mode d’opposition.

Qui nous dit que nous ne devrions pas utiliser les outils du maître ? Ce sont souvent des chrétiens, des bouddhistes, ou autres adeptes de religions civilisées. Ce sont habituellement des gens qui pensent pouvoir faire advenir la justice à l’aide du vote, et la soutenabilité (durabilité) à l’aide de nos achats. Mais les religions civilisées sont des outils utilisés par les maîtres aussi sûrement que la violence. Il en va de même en ce qui concerne le vote. Ainsi que la consommation. Si nous ne pouvons pas utiliser les outils que les maîtres utilisent, quels outils devons-nous, au juste, utiliser ? Écrire ? Non, désolé. L’écriture est depuis longtemps un outil utilisé par le maître. Donc je pense que nous ne pouvons pas l’utiliser. Bon, discourir alors ? Oui, ceux au pouvoir détiennent des moyens de production industrielle de discours, et ceux au pouvoir abusent du discours. Possèdent-ils, pour autant, l’intégralité du discours, ce qui nous empêcherait d’y recourir ? Bien sûr que non. Ils possèdent aussi des moyens de production industrielle de religion, et ils abusent des religions. Possèdent-ils, pour autant, l’intégralité des religions, ce qui nous empêcherait d’y recourir ? Bien sûr que non. Ils possèdent des moyens de production industrielle de violence, et ils abusent de cette violence. Possèdent-ils, pour autant, l’intégralité de la violence, ce qui nous empêcherait d’y recourir ? Bien sûr que non.

Mais l’affirmation selon laquelle les outils du maître ne démoliront jamais la maison du maître me pose encore un autre problème ; c’est qu’il s’agit-là d’une terrible métaphore. Et qui ne fonctionne pas, tout simplement. La première condition d’une métaphore, et la plus indispensable, c’est qu’elle ait du sens dans le monde réel. Celle-ci n’en a pas.

On peut utiliser un marteau pour construire une maison, et on peut utiliser un marteau pour la démolir.

Peu importe à qui appartient le marteau.

Il y a d’autres problèmes avec l’utilisation de cette phrase par les pacifistes. L’un deux étant l’idée pacifiste selon laquelle cette force n’est l’apanage que de ceux au pouvoir. Il est très vrai que le maître utilise l’outil de la violence, mais ça ne signifie pas qu’il le possède. Ceux au pouvoir nous ont effectivement convaincus qu’ils possédaient la terre, c’est-à-dire qu’ils nous ont convaincus d’abandonner notre droit inaliénable d’accès à notre propre terre. Ils nous ont persuadés qu’ils possédaient la maison du conflit. Il n’y a pas d’outil du maître. Il y a celui qui se pense maître. Il y a une maison dont il prétend qu’elle est la sienne. Il y a des outils qu’il prétend également être les siens. Et il y a ceux qui croient toujours qu’il est le maître.

Mais il y en a d’autres qui n’adhèrent pas à cette illusion. Il y a ceux d’entre nous qui voient un homme, une maison et des outils. Ni plus ni moins.

Les pacifistes répètent inlassablement qu’il est beaucoup plus facile de faire la guerre que de faire la paix. Les vingt premières fois où j’ai entendu ça, je n’ai pas du tout compris : que ce soit la guerre ou la paix qui soit difficile n’a pas la moindre importance. Il est plus facile d’attraper une mouche à mains nues qu’avec la bouche, mais est-ce que cela signifie que la deuxième alternative est meilleure ou plus morale ? Il est plus facile de détruire un barrage avec une masse qu’avec un cure-dents, mais utiliser un cure-dents ne fera pas de moi quelqu’un de meilleur. Le niveau de difficulté d’une action est totalement indépendant de sa qualité ou de sa moralité.

Au fait, si tout ce qu’ils disent, c’est que parfois, la créativité peut rendre la violence inutile, ils devraient se contenter de dire ça. Cela ne me poserait aucun problème tant que l’accent est mis sur le mot parfois.

Il y a aussi cette phrase de Gandhi disant : « Nous voulons la liberté pour notre pays, mais non au prix de l’exploitation des autres hommes ». Cette phrase m’est aussi restée en travers de la gorge plus souvent que je ne l’aurais voulu, et je l’ai souvent paraphrasée comme suit : « Vous ne cessez de répéter que dans cette lutte pour la planète, vous voulez gagner, mais si quelqu’un gagne, cela ne signifie-t-il pas que quelqu’un doit perdre, et n’est-ce pas là une manière de pérenniser les mêmes vieilles idées de domination ? » Et j’ai toujours trouvé cette phrase à la fois intellectuellement malhonnête et mal pensée.

Un homme tente de violer une femme. Elle s’enfuit. Sa liberté de ne pas avoir été violée a été obtenue à ses dépens à lui : il n’a pas été en mesure de la violer. Cela veut-il dire qu’elle l’a exploité ? Bien sûr que non. Maintenant essayons de voir les choses autrement. Il tente de la violer. Elle ne peut pas lui échapper. Elle tente de l’en empêcher sans user de violence. Mais ça ne marche pas. Elle sort alors une arme et lui tire dans la tête. De toute évidence, sa liberté de ne pas avoir été violée a été obtenue au prix de sa vie à lui. L’a-t-elle exploité ? Bien sûr que non. Tout ceci peut se résumer en un truisme élémentaire : le droit de se défendre prévaut toujours sur le droit d’exploiter. Le droit à la liberté prévaut sur le droit d’exploiter, et si tu essayes de m’exploiter, j’ai le droit de t’en empêcher, même si cela se fait à tes dépens.

La liberté de n’importe qui de ne pas être exploité s’obtiendra toujours au détriment de la capacité de son oppresseur à l’exploiter. La liberté du saumon (et des rivières) de survivre s’obtiendra au détriment de ceux qui tirent profit des barrages. La liberté des anciennes forêts de séquoias de survivre s’obtiendra au détriment du compte en banque de Charles Hurwitz. La liberté du monde de survivre au réchauffement climatique s’obtiendra au détriment de ceux dont les modes de vies sont basés sur l’utilisation de pétrole. Prétendre autre chose n’est que pensée magique.

Les pacifistes nous disent que la fin ne justifie jamais les moyens. Il s’agit là d’un jugement de valeur travesti en jugement moral. Quelqu’un qui affirme que la fin ne justifie pas les moyens dit simplement ceci : J’accorde davantage de valeur au procédé qu’au résultat. Quelqu’un qui affirme que la fin justifie bien les moyens dit simplement ceci : J’accorde davantage de valeur au résultat qu’au procédé. En observant les choses sous cet angle, on s’aperçoit qu’il devient absurde d’énoncer des vérités absolues à ce sujet. Certaines fins justifient certains moyens, et certaines fins ne les justifient pas. De la même façon, les mêmes moyens peuvent être justifiés par certains pour certaines fins et ne pas être justifiés pour d’autres fins. (Par exemple, je tuerais quelqu’un qui a tenté de tuer ceux que j’aime, mais je ne tuerais pas quelqu’un qui a tenté de me faire une queue de poisson sur l’autoroute). Il en va de ma joie, de ma responsabilité et de mon honneur en tant qu’être sensible de faire ces distinctions, et j’ai pitié de ceux qui ne se considèrent pas dignes ou capables de les faire eux-mêmes, et qui doivent au lieu de cela compter sur des slogans pour les guider dans leurs actes.

Les pacifistes nous disent que la violence ne fait qu’engendrer la violence. Cela n’est manifestement pas vrai. La violence peut engendrer bien des choses. La violence peut engendrer la soumission, comme lorsqu’un maître bat un esclave (certains esclaves finiront par riposter, auquel cas cette violence engendrera davantage de violence ; mais certains esclaves se soumettront pour le restant de leurs jours, ainsi que nous pouvons le constater ; et certains iront même jusqu’à s’inventer une religion ou un état spirituel pour tenter de faire de leur soumission une vertu, ainsi que nous pouvons le constater également ; certains écriront et d’autres répéteront que leur liberté ne doit pas être obtenue au détriment des autres ; certains parleront de la nécessité d’aimer leurs oppresseurs ; et certains diront que les humbles hériteront de ce qui restera de la terre). La violence peut engendrer la richesse matérielle, comme lorsqu’un voleur ou un capitaliste (si différence il y a) dérobe quelque chose à quelqu’un. La violence peut engendrer la violence, comme lorsque quelqu’un attaque quelqu’un qui riposte. La violence peut engendrer une cessation de violence, comme lorsque quelqu’un repousse ou tue un assaillant (il est totalement absurde et insultant de dire qu’une femme qui tue un violeur engendre davantage de violence).

Les pacifistes nous disent : « Nous devons être le changement que nous voulons voir ». Cette déclaration, en fin de compte vide de sens, est une manifestation de la pensée magique et du narcissisme, qui ne nous étonnent guère plus de la part des pacifistes dogmatiques. Je peux changer autant que je veux, les barrages seront toujours là, les saumons continueront de mourir. Le réchauffement climatique continuera à progresser rapidement, les oiseaux à mourir de faim. Les chalutiers-usines continueront à fonctionner et les océans à souffrir. Les fermes industrielles continueront à polluer et les zones mortes continueront à se développer. Les laboratoires de vivisection seront toujours là et les animaux seront toujours torturés.

Ils nous disent que si nous utilisons la violence contre ceux qui nous exploitent, nous deviendrons comme eux. Ce cliché est, encore une fois, absurde, sans aucun lien avec le monde réel. Il est fondé sur la notion fausse selon laquelle toutes les violences sont identiques. Il est indécent de suggérer qu’une femme qui tue un homme essayant de la violer devient comme un violeur. Il est indécent de suggérer que lorsqu’il a riposté, Tecumseh est devenu comme ceux qui pillaient la terre de son peuple. Il est indécent de suggérer que les Juifs qui luttèrent contre leurs exterminateurs à Auschwitz/Birkenau, Treblinka et Sobibor devinrent comme les Nazis. Il est indécent de suggérer qu’un tigre qui tue un humain dans un zoo devient comme l’un de ses geôliers.

Les pacifistes nous disent que la violence n’accomplit jamais rien. Cet argument, plus encore que les autres, révèle à quel point nombre de pacifistes dogmatiques sont présomptueusement, complètement, et désespérément déconnectés de la réalité physique, émotionnelle et spirituelle. Si la violence n’accomplit rien, comment ces gens croient-ils que les civilisés ont conquis l’Amérique du Nord et du Sud et l’Afrique, et avant ce continent, l’Europe, et encore avant, le Moyen-Orient, et depuis lors, le reste du monde ? Les peuples indigènes n’ont pas livré — et ne livrent pas — leur terre parce qu’ils reconnaissent avoir affaire à une culture meilleure dirigée par des gens meilleurs. La terre a été — et est toujours — saisie et les gens qui y vivaient ont été — et sont toujours — massacrés, terrorisés, brutalisés jusqu’à la soumission. Les dizaines de millions d’Africains tués lors de la traite des esclaves seraient surpris d’apprendre que leur esclavage n’était pas le résultat d’une violence endémique. Il en est de même pour les millions de femmes brûlées pour sorcellerie en Europe. Il en est de même pour les milliards de pigeons voyageurs massacrés pour servir le système économique. Les millions de prisonniers coincés dans les goulags ici aux États-Unis et ailleurs seraient stupéfaits de découvrir qu’ils peuvent s’en aller quand bon leur semble, et qu’ils ne sont pas en fait détenus là par la force. Est-ce-que les pacifistes qui tiennent de tels propos croient vraiment que les gens du monde entier livrent leurs ressources aux riches parce qu’ils apprécient d’être appauvris, qu’ils apprécient de voir leurs terres et leurs vies pillées — pardon, je suppose que lorsque les choses sont formulées ainsi, elles ne sont pas pillées mais gracieusement reçues en offrande — par ceux qu’ils doivent certainement percevoir comme plus méritants ? Pensent-ils que les femmes se soumettent au viol uniquement pour le plaisir, ou en raison du recours à la violence ou sous une menace de violence? L’une des raisons pour lesquelles la violence est si souvent utilisée par ceux qui sont au pouvoir, c’est qu’elle fonctionne. Terriblement bien.

Et elle peut aussi bien fonctionner pour la libération que pour l’assujettissement. Dire que la violence n’accomplit jamais rien non seulement avilit la souffrance de ceux qui ont été lésés par la violence mais dévalorise aussi les triomphes de ceux qui se sont battus pour échapper à des situations d’exploitation ou de maltraitance. Des femmes et des enfants violentés ont tué leurs agresseurs, se libérant ainsi de sa violence. Et il y a eu bien d’autre luttes indigènes ou autres luttes armées qui ont abouti à un succès pour des périodes plus ou moins longues. Pour préserver leurs fantasmes, les pacifistes dogmatiques doivent ignorer l’efficacité néfaste et utile de la violence.

Quand répéter sans fin leur litanie (à tue-tête) ne suffit pas à faire taire ceux qui ont la témérité de suggérer la riposte, la tactique suivante des pacifistes consiste souvent en une prétention de grandeur morale, comme si refuser de riposter — comme si perpétuer sa servitude — était en quelque sorte plus louable, plus admirable et digne d’être imité— mais enfin, qui est-ce que cela aide? — qu’agir efficacement qu’importent les moyens nécessaires pour démanteler ou détruire l’oppression.

Lorsque cela ne fonctionne pas, la prochaine manœuvre est d’ignorer tous les autres parties de votre analyse et de répéter sans cesse les versions déformées des parties qu’ils jugent les plus répréhensibles. J’ai écrit un livre de 891 page intitulé Endgame [Fin de partie, ou dénouement, en français, NdT] qui est une analyse en profondeur du fait que la culture dominante est intrinsèquement insoutenable — elle est en train de tuer la planète — et qu’elle est fondée sur la violence. Je demande à ce que nous allons faire à ce sujet. Les commentaires se sont divisés en deux camps: les non-pacifistes pour la plupart aiment le livre, et les pacifistes, bien sûr, le détestent. Je l’ai envisagé de publier sur une autre version intitulée Endgame pour pacifistes. Il serait composé de 890 pages blanches, avec une page au milieu contenant ce texte: « Parfois, c’est acceptable de riposter ». Parce que ce sont les seuls mots qu’ils semblent avoir lu toute façon: leur conviction de fondamentaliste les empêche de voir quoi que ce soit d’autre dans le livre.

Lorsque la distorsion du message ne fonctionne pas, l’étape suivante consiste souvent en un dénigrement des blasphémateurs, il s’agit de les qualifier de terroristes; de personnes dénuées de compassion; de personnes agissant par colère, de provocateurs; de personnes qui ne valent pas mieux que ceux qu’ils combattent. Les pacifistes sont prêts à dire n’importe quoi pour ne pas reconnaitre le fait que certaines personnes considèrent qu’il est nécessaire de riposter.

Lorsque les noms d’oiseaux ne fonctionnent pas, les pacifistes essaieront de vous faire taire par d’autres moyens. Étant donné que ceci est une introduction à un livre de Ward Churchill, je ne pense pas nécessaire de donner des détails sur les effets que le militantisme de Ward a eu sur sa carrière. Et toute l’opposition à ses positions n’est pas venue des agents directs du pouvoir. Une partie est venue de pacifistes, de ceux qui devraient, au moins en apparence, être ses alliés dans la lutte, mais qui, aussi, agissent comme agents du pouvoir.

Toute cette étroitesse d’esprit cette intolérance envers toutes les tactiques autres que les leurs (un pacifiste a écrit dans sa critique de Endgame : « Donnez-moi Gandhi ou donnez-moi la mort! ») est néfaste à bien des égards. Premièrement, parce qu’elle diminue la possibilité d’une synergie efficace entre différentes formes de résistance. Deuxièmement, parce qu’elle fait illusion, nous faisant croire que nous sommes vraiment en train d’accomplir quelque chose tandis que la destruction du monde se poursuit. Troisièmement, parce qu’elle gaspille un temps précieux dont nous ne disposons pas. Quatrièmement, parce qu’elle rend vraiment service à ceux qui détiennent le pouvoir.

Ward Churchill l’exprime bien:

Aucune campagne de pétition ne dissoudra le statu quo. Aucun procès non plus; vous ne pouvez pas vous rendre dans le tribunal du conquérant et faire en sorte que celui-ci annonce l’illégitimité de sa conquête et son abrogation; vous ne pourrez faire en sorte qu’une alternative soit votée, aucune veillée de prière ne fera l’affaire, aucune bougie parfumée lors de cette veillée, aucune chanson de folk, aucun accessoire à la mode, aucun régime alimentaire, aucune nouvelle piste cyclable. Vous devez le dire franchement: le fait est que cette puissance, cette force, cette entité, cette monstruosité appelée État, se maintient par la force physique, et ne peut être contrée qu’à l’aide de ce qu’elle utilise elle, car c’est la seule chose qu’elle comprenne.

Cela ne sera pas un processus indolore, mais, eh, première nouvelle: ça n’est pas non plus actuellement un processus indolore. Que vous ne ressentiez qu’une relative absence de douleur témoigne seulement de votre position privilégiée au sein de cette structure étatique. Ceux qui sont au bout de la chaîne, que ce soit en Irak, en Palestine, à Haïti, ou dans des réserves indiennes aux États-Unis, qu’ils soient dans le flux des migrants ou dans les villes, ceux qui sont « différents » et de couleur, en particulier, mais pauvres en général, connaissent la différence entre l’absence de douleur liée à l’acquiescement, d’un côté, et la douleur liée au maintien de l’ordre existant, de l’autre. Finalement, aucune alternative ne se trouve dans la réforme, la seule alternative se trouve — non pas dans la fantasque révolution — mais dans la dévolution, c’est-à-dire le démantèlement de l’Empire depuis ses entrailles.

Je suis très en colère d’avoir eu à gaspiller autant de temps, ces dernières années, à déconstruire des arguments pacifistes sans queue ni tête. Je suis en colère d’avoir eu à écrire tant de bouquins pour exposer des conclusions qui devraient être assez évidentes. Flash info : cette culture est en train de tuer la planète. Flash info : cette culture est fondée sur la violence. Flash info: cette culture relève de la sociopathie. Flash info: cette culture requiert que nous soyons déconnectés les uns des autres, mais également et plus particulièrement, que nous soyons déconnectés de notre terre. Flash info: cette culture nous inculque l’irresponsabilité et ne survivrait pas si nous venions à gagner ne serait-ce qu’une once de responsabilité.

Il y a quelques temps, un ami m’a envoyé cet e-mail:

Il y a tant de gens qui ont peur de prendre des décisions et de prendre des responsabilités. Les enfants sont éduqués, et les adultes encouragés, à ne pas prendre de décisions et de responsabilité. Ou, plus exactement, on les forme à ne s’engager que dans des faux choix. Lorsque je pense à cette culture et aux horreurs qu’elle commet, et que nous permettons, et lorsque je pense à la réponse type face à des choix difficiles, il me semble évident que tout, dans cette culture, nous pousse à « choisir » des « réponses » rigides, contrôlées, et vagues, au lieu de la fluidité, du vrai choix, et de la responsabilité personnelle liée à ces choix. À chaque fois.

Le pacifisme n’en est qu’un exemple. Le pacifisme est bien sûr, moins diversifié dans son déni et ses illusions que d’autres aspects de cette culture (en d’autres termes, plus évident dans sa stupidité), mais tout cela fait partie de la même chose: le contrôle et le déni de la relation et de la responsabilité, d’un côté, contre le choix et la prise de responsabilité dans des circonstances particulières, de l’autre.

Le pacifiste élimine le choix et la responsabilité en excluant une large gamme de possibilités de l’action et même de la discussion. « Regardez comme je suis pur, en ne faisant pas les mauvais choix », peuvent-ils dire, alors qu’en réalité, ils n’ont aucun choix du tout. Et bien sûr, ils font des choix, en fait. Choisir l’inaction — ou l’action inefficace — face à l’exploitation et à l’abus, c’est peut-être la plus impure des actions imaginables. Mais ces actions inefficaces peuvent fournir une illusion d’efficacité: peu importe ce que l’on peut dire du pacifisme, même face à des problèmes gigantesques, le pacifisme et les autres réponses qui ne menacent pas le statu quo, sont des objectifs atteignables. C’est toujours ça, j’imagine. Mais cela me rappelle ceux qui vont chez le thérapeute pour avoir l’impression de faire quelque chose, à la différence de ceux qui affrontent réellement leurs peurs, et qui choisissent de jouer un rôle actif dans leur transformation.

Le pacifisme est une imitation toxique de l’amour, n’est-ce pas ? Parce que cela n’a en fait rien à voir avec aimer quelqu’un. Pourrait-on dire que les imitations toxiques sont toxiques en partie parce qu’elles ignorent la responsabilité, elles ignorent la relation, elles ignorent la présence, parce qu’elles remplacent le choix et la fluidité par le contrôle ? Les imitations toxiques sont, bien évidemment, les conséquences et les causes de la démence. Pourrait-on dire qu’un manque de responsabilité, de relation, de présence, et la substitution de la fluidité et du choix par le contrôle sont les causes et les conséquences de la démence?

Ce livre est nécessaire, et plus encore à chaque jour qui passe.

Lisez-le. Et une fois fini, faites quelque chose.

Une dernière citation de Ward Churchill à ce sujet:

« Ce que je veux, c’est que la civilisation cesse de tuer les enfants de mon peuple. Si cela peut être accompli pacifiquement, j’en serais heureux. Si signer une pétition peut faire en sorte que ceux au pouvoir cessent de tuer des enfants Indiens, je mettrai mon nom en haut de la liste. Si manifester peut le faire, je marcherai aussi loin qu’il le faudra. Si tenir une bougie allumée peut le faire, j’en tiendrai deux. Si chanter des chansons engagées peut le faire, je chanterai tout ce qu’il faut. Si vivre simplement peut le faire, je vivrai extrêmement simplement. Si voter peut le faire, je voterai. Mais toutes ces choses sont autorisées par ceux au pouvoir, et aucune de ces choses n’empêchera ceux au pouvoir de tuer des enfants Indiens. Elles ont toujours échoué, et échoueront encore. Étant donné que les enfants de mon peuple sont en train d’être tués, vous n’avez aucune raison de vous plaindre des moyens que j’utilise pour protéger les vies des enfants de mon peuple. Et j’emploierai tous les moyens nécessaires ».

Originally published as the forward to Ward Churchill’s Pacifism as Pathology. Translated to French by Nicolas Casaux and published at Le Partage

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