J’ai trop entendu de pacifistes dire que la violence ne faisait qu’engendrer la violence. Ce n’est manifestement pas vrai. La violence peut engendrer bien des choses. La violence peut engendrer la soumission, comme quand un maître bat son esclave ( certains peuvent finalement se révolter, dans ce cas la violence engendrera plus de violence ; mais certains se soumettent pour le reste de leur vie, et comme nous le voyons, certains vont même créer une religion ou une spiritualité qui tente de tourner leur soumission en vertu, comme nous le voyons également ; certains écriront et d’autres répèteront que la paix la plus désavantageuse est meilleure que la guerre la plus juste ; certains parleront de la nécessité d’aimer son oppresseur ; et certains diront heureux sont les dociles car ils posséderont ce qui restera de la terre). La violence peut engendrer un gain matériel, comme quand un voleur ou un capitaliste 214 vole quelqu’un. La violence peut engendrer la violence, comme quand quelqu’un attaque quelqu’un d’autre qui riposte. La violence peut engendre une cessation de la violence, comme quand quelqu’un repousse ou tue un assaillant (et c’est totalement absurde et insultant de dire qu’une femme qui tue un violeur engendre plus de violence).
Retour à Gandhi : « Nous devons être le changement que nous souhaitons voir. » Cette affirmation complètement insignifiante représente la pensée magique et narcissique que nous sommes venus à attendre des pacifistes les plus dogmatiques. Je peux changer tout ce que je peux en moi-même, et si les barrages sont encore là, les saumons vont mourir. (…)
Par rapport à la question sur le fait que de commettre des actes de violence détruit l’esprit. Il y a deux ans j’ai fait une conférence en même temps qu’un pacifiste dogmatique. Il a dit : « Frapper un autre être humain causera des dégâts irréparables dans votre intériorité. »
Je ne pense pas que Tecumseh aurait été d’accord.
J’ai demandé : « Comment le savez-vous ? »
Il a secoué la tête : « Je ne comprends pas votre question. »
« Comment savez-vous que frapper un autre être humain causera des dégâts irréparables dans votre intériorité ? »
Il m’a regardé comme si je venais de lui demander comment il savait que la gravité existe.
J’ai demandé : « Avez-vous déjà tué quelqu’un ? »
« Bien sûr que non. »
« Donc vous ne savez pas par une expérience directe. Est-ce qu’un de vos amis a déjà tué quelqu’un ? »
Le dégoût se manifeste sur son visage. « Bien sûr que non. »
« Avez-vous déjà discuté avec quelqu’un qui a tué quelqu’un d’autre? »
« Non. »
« Donc votre affirmation est une profession de foi, qui n’est pas soutenu ou basée sur une expérience direct ou des conversations avec quelqu’un qui saurait. »
Il a dit : « Mais cela va de soi. »
Joli petit tour rhétorique, j’ai pensé. J’ai dit : « J’ai des amis en prison qui ont tué des gens, et j’en connais beaucoup d’autres qui ont tué. Et parce que j’ai entendu bien des pacifistes dire ça avant, je leur ai demandé si le fait d’avoir tué les avait vraiment changés. »
Il ne me regardait pas. Il n’était probablement pas préoccupé par ces réponses.
Je lui en ai parlé quand même. « Les réponses sont imprévisibles, et aussi variées que les gens eux-mêmes. Quelques-uns en ont été dévastés, juste comme vous le suggérez. Pas beaucoup, juste quelques-uns. Une bonne partie a dit que ça n’avait rien changé fondamentalement. Ils étaient la même personne qu’auparavant. Un a dit qu’il avait été stupéfait par la facilité de prendre physiquement la vie de quelqu’un d’autre, et que ça lui avait fait prendre conscience de la facilité avec laquelle il pouvait lui aussi être tué. Il a dit aussi que l’acte de tuer l’avait beaucoup effrayé. Un autre a dit que ça l’avait fait se sentir incroyablement puissant, et que ça faisait vraiment du bien. Un autre a dit que la première fois avait été très dure, mais qu’après ça devient très vite facile. »
Il avait l’air de quelqu’un qui allait vomir.
J’ai pensé : c‘est juste la réalité, mec. La réalité est bien plus complexe qu’un dogme ne pourra jamais l’être. C’est un des problèmes avec les principes abstraits : ils sont toujours plus petits et plus simples que la vie, et la seule façon de faire que la vie aille avec vos abstractions, c’est d’en tronquer une bonne partie. J’ai dit : « Quelques-uns m’ont dit que leur réponse dépendait entièrement de qui ils avaient tué : ils regrettaient certains de leurs meurtres, mais d’autres ils ne les regretteraient pour rien au monde, même la prison. Un homme par exemple, a entendu un violeur raconter comment il était arrivé à faire dire à sa victime qu’elle aimait ça, qu’elle en redemandait, en la menaçant de la tuer. L’homme qui me parlait a invité le violeur dans sa cellule pour une amicale partie d’échecs, et l’a étranglé pour ce qu’il avait fait à cette femme. Ce meurtre lui a semblé correct à ce moment-là, et il savait que ça lui semblerait correct durant les 15 années qui lui restaient à purger. Et un autre homme m’a dit que les choses dont il était le plus fier de toute sa vie étaient les 3 meurtres qu’il avait commis. »
Le pacifiste a secoué la tête. « C’est vraiment écœurant, a-t-il dit. »
« Laissez-moi vous raconter une histoire, ai-je répondu. C’était un travailleur agricole émigré, qui venait d’une famille nombreuse mexicaine. Il avait 15 ans. Un jour il n’est pas allé aux champs mais à la ville. Ce jour-là 3 hommes ont tué son père. Il y a eu peu après une réunion familiale et il a brisé la tradition en interrompant ses ainés. Il a insisté parce qu’il était le plus jeune, le seul qui n’avait pas une famille à charge, il devait être celui qui vengerait son père. Pendant quelques années il a travaillé dur pour monter une affaire qui soutiendrait sa mère plus tard, et puis quand le temps est venu il a tué les 3 hommes qui avaient tué son père. Le jour d’après il est allé se rendre à la police. Il a pris la perpétuité. »
« Il aurait dû laisser la loi faire son travail. »
« Je ne peux pas le blâmer pour ses actions. Ils étaient humains. » J’ai fait une pause, et dit : « Et j’ai connu d’autres qui ont tué parce qu’ils étaient humains. J’ai connu des femmes qui avaient tué leur agresseur. Elles n’ont pas de regret. Aucune. Jamais. »
« Vous ne me convaincrez pas, a-t-il répondu, ils auraient dû laisser la loi faire son travail. »
« La loi, ai-je répondu, la loi. Laissez-moi vous raconter une autre histoire. Une femme a tué le compagnon de sa mère, qui battait cette dernière depuis des années et l’avait finalement tuée. Et – surprise des surprises – le procureur a refusé de l’accuser de meurtre. Je suppose que c’était parce que les femmes ne sont pas des personnes dont la vie comptent réellement. La femme a alors fait un sit-in au bureau du procureur. Pendant 3 jours elle n’a cessé de dire « Vous allez appeler ça un meurtre ! » Le procureur l’a finalement fait arrêter pour intrusion inopportune. Comme le système ne lui avait pas apporté satisfaction, elle a acheté un revolver, suivi le meurtrier et lui a tiré une balle dans la tête. A cause de son sit-in spectaculaire, les avocats ont pu plaider la folie passagère. Elle a passé deux ans en prison et n’en regrette pas un seul jour. »216
Les pacifistes qui disent que de se battre contre ceux qui vous exploitent vous et ceux que vous aimez détruit votre âme ont tout faux. C’est aussi faux et nocif que de ne pas se battre quand on le devrait ou de se battre quand on ne le devrait pas. (…) Les Indiens qui ont parlé de se battre, de tuer et de mourir – et qui se sont battus, ont tué et sont morts – pour protéger non seulement leurs terres mais aussi leur dignité du vol des civilisés, l’ont compris. De même pour Zapata. De même pour les Juifs qui se sont révoltés contre les Nazis. A propos de ceux qui se sont révoltés contre leurs exterminateurs à Auschwitz/Birkenau, et qui ont été capables de tuer 70 SS, de détruire un crématorium, et d’en endommager sévèrement d’autres, le survivant d’un camp de concentration Bruno Bettelheim a écrit qu’ « ils ont seulement fait ce qu’ils attendaient de n’importe quel être humain : utiliser leur mort, s’ils ne pouvaient pas sauver leur vie, pour affaiblir ou entraver l’ennemi autant que possible ; pour utiliser leur existence condamnée afin d’enrayer l’extermination, ou même la rendre impossible, qu’elle ne devienne pas un processus bien huilé… S’ils pouvaient le faire alors d’autres pouvaient le faire. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Pourquoi ont-ils laissé prendre leur vie sans chercher à entraver leurs ennemis ? Pourquoi ont-ils offert leur être aux SS et non pas à leur famille, leurs amis et même à leurs camarades prisonniers ; c’est une question obsédante. »218
(…)
Bettelheim commente, dans un propos qu’ils auraient pu tenir sur nous qui attendons la fin du monde en regardant la télévision : « La persécution des Juifs s’est aggravée, lentement, quand il n’y avait pas de ripostes violentes. C’est l’acceptation des Juifs qui ne ripostaient pas aux discriminations et dégradations croissantes qui a donné aux SS l’idée qu’on pouvait les amener au point d’aller d’eux-mêmes dans les chambres à gaz. La plupart des juifs qui n’ont pas cru à cette routine ont survécu. Comme les Allemands approchaient, ils ont tout quitté et ont fui en Russie (…) Ceux qui sont restés pour continuer leur routine se sont dirigés vers leur propre destruction et ont péri. Ainsi dans son sens le plus profond la marche vers les chambres à gaz n’était seulement que la conséquence d’une philosophie de la routine. »
Bettelheim a aussi écrit, dans un propos tout aussi applicable : « La rébellion pouvait seulement sauver ou la vie qu’ils allaient perdre de toute façon, ou celles des autres. Et : « L’inertie est ce qui a mené des millions de Juifs dans les ghettos que les SS avaient créés pour eux. C’est l’inertie qui a maintenu des centaines de milliers de Juifs assis dans leur maison, attendant leurs exterminateurs. »
Ward Churchill résume la description de l’inertie faite par Bettelheim, que celui-ci « considère que les fondements de la passivité des Juifs face au génocide sont enracinés dans ce profond désir de routine, du respect des règles, de la nécessité de ne pas accepter la réalité ou de ne pas chercher à agir sur elle. Elle s’est manifestée dans la croyance irrationnelle qu’en restant « raisonnable et responsable », qu’en résistant discrètement en continuant ses activités quotidiennes interdites par les Nazis à travers les Lois de Nuremberg et leur infâme législation, et en « n’aliénant personne », cette attitude impliquait qu’une police juive plus ou moins humaine pouvait être moralement imposée sur les déclarations nazies par le pacifisme juif lui-même. »
Bettelheim observe que « nous souhaitons tous souscrire à cette philosophie de la routine, et oublier que cela accélère notre propre destruction, » et que nous « souhaitons oublier les chambres à gaz pour glorifier l’attitude de maintenir cette routine, même en plein holocauste. »
Mais rappelez-vous, les Juifs qui ont participé au soulèvement du ghetto de Varsovie, même ceux qui considéraient cela comme une mission-suicide, ont eu un taux de survivants plus importants que ceux qui n’ont pas riposté. N’oubliez jamais cela.
Au lieu de dire : « Si nous ripostons, nous courons le risque de devenir comme eux. Si nous ripostons, nous courons le risque de détruire notre âme. » Nous devons dire : « Si nous ne ripostons pas, nous courons le risque de ne pas seulement être réduits en esclavage, mais de devenir des esclaves. Si nous ne ripostons pas, nous courons le risque de détruire notre âme et notre dignité. Si nous ne ripostons pas, nous courons le risque de permettre à ceux qui sont en train d’exterminer le monde d’accélérer la cadence. »
214 Si l’on peut encore faire une distinction entre ces deux termes.
216 Je remercie Lierre Keith pour cette histoire.
218 Bettelheim, Bruno, Introduction to Auschwitz : A Doctor’s Eyewitness Account, by Miklos Nyisli, New-York : Frederik Fell, 1960.
Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca
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