Dans The Culture of Make Believe, j’ai tenté, entre autres, de comprendre la relation entre l’exploitation, le manque de respect, le bon droit, les menaces qui en découlent et la haine. J’avais appris qu’après la Guerre civile américaine le nombre de lynchages en Amérique du Sud avaient au moins doublé en intensité. J’ai voulu savoir pourquoi. Je suis arrivé à comprendre quand mes yeux ont croisé ces lignes de Nietzsche: « On ne peut pas haïr quand on méprise. »
J’ai tout à coup compris que le bon droit perçu comme tel est la clé de toutes les atrocités, et que toute menace à ce bon droit perçu comme tel peut déclencher la haine.
Voici ce que j’ai écrit:
« Les Européens avaient le sentiment que les terres de deux Amériques leur revenaient (et leur reviennent) de droit. Les esclavagistes avaient clairement le sentiment que le travail (et la vie) de leurs esclaves leur revenaient de droit, non seulement pour les payer de la protection qu’ils leur offraient contre leur oisiveté, mais aussi tout simplement comme un retour sur leur investissement. Les possesseurs d’un capital non humains ont également le sentiment que le « retour du surplus sur le travail » leur revient de droit, selon les économistes, comme étant la part de récompense pour avoir fourni du travail et alimenté le capital avec leur investissement. Les violeurs agissent en croyant en leur bon droit sur le corps de leur victime. Les Américains agissent en croyant en leur bon droit de consumer la majorité des ressources mondiales et de changer le climat planétaire. Et en tant qu’humains industrialisés, nous agissons tous comme si nous avions le bon droit d’obtenir tout ce que nous voulons sur cette planète. »326
Ensuite j’ai écrit:
« Du point de vue de ceux qui ont le droit, les problèmes commencent quand ceux qui dédaignent aller dans le sens – et en ont le pouvoir et les moyens de ne pas aller dans ce sens – de ce bon droit perçu comme tel. C’est là qu’intervient l’affirmation de Nietzsche, où la haine que j’essaie de traiter dans ce livre devient manifeste. Plusieurs fois dans ce livre j’ai commenté cette haine ressentie assez profondément et longuement pour ne plus être ressentie comme une haine, mais plus comme la tradition, l’économie, la religion ou ce que vous avez. C’est quand ces traditions sont mises en jeu, quand le droit est menacé, quand les masques de la religion, de l’économie et autres sont éloignés, cette haine se transforme, de son état le plus sophistiqué en apparence, le plus ‘normal’, chronique – où ceux qui sont exploités sont regardés de haut ou méprisés – elle se manifeste sous une apparence plus évidente, plus aigüe. La haine devient plus perceptible quand elle n’est plus normalisée. Une autre façon de dire tout cela est que si la rhétorique de la supériorité maintient le bon droit, la haine et la force physique directe restent souterraines. Mais cette rhétorique commence à faire défaut, la force – la haine – attend dans l’ombre, prête à exploser. »327
La question de ce livre est que si vous pensez que la réponse des exploiteurs se fait dans la fureur et très violemment quand les capitalistes se voient clairement refuser le droit de posséder les gens 328 – quand ce bon droit particulier perçu comme tel est déjoué – alors, imaginez juste la réaction violente qu’ont les civilisés quand on les empêche de perpétrer l’exploitation routinière qui caractérise, rend possible, fonde et forme l’essence même de leur train de vie.
Les quelques pages suivantes de The Culture of Make Believe continuent l’élaboration cette idée, et je voudrais vous les citer:
« Faites comme si vous avez été élevés dans la croyance que les noirs– nègres serait le terme plus précis dans cette formulation – sont vraiment des enfants, mais avec beaucoup de force. Et faites comme si ces nègres qui travaillent pour les blancs faisaient seulement partie de l’expérience de la vie quotidienne. Vous ne mettriez plus cela en question, pas plus que le fait de respirer, de manger ou de dormir. Cela fait simplement partie de la vie: les blancs possèdent des nègres, les nègres travaillent pour les blancs.»
« Maintenant prétendons que quelqu’un venu de l’étranger commence à vous dire que ce que vous faites est mal. Cet étranger ne connaît rien de la vie que vous vivez, ni de celle de votre père, du père de votre père. De votre point de vue cet étranger ne s’est jamais promené dans les champs et n’a jamais vu les esclaves travailler, il n’a jamais pu se figurer que votre ferme ne peut pas fonctionner sans ces esclaves, et ne connait pas non plus suffisamment ces esclaves pour savoir que ces derniers, également, ne pourraient pas survivre sans ce que vous leur apportez. Prétendons que vos esclaves écoutent cet étranger, et qu’à cause de cela, vos relations avec eux commencent à se détériorer, au point que vous commencez à perdre de l’argent.
Si c’était moi – et j’ai été élevé dans ces circonstance et avec ces croyances – je pense qu’une fois le choc lié à la témérité de cet étranger qui se mêle de ce qui ne le regarde pas est passé, je deviendrais énervé, et ressentirais probablement cela comme un outrage, que cette personne venue de nulle part puisse ruiner ma façon de vivre. Élevé dans ces circonstances, il m’aurait fallu plus de courage que celui qu’a la plupart d’entre nous, je pense, pour admettre que ce train de vie est basé sur l’exploitation et accepter gracieusement d’en changer.
Il est assez facile, de loin, de dire simplement que les esclavagistes étaient immoraux, et que les membres du KKK ou d’autres groupes basés sur la haine raciale n’étaient qu’un tas de demeurés sectaires avec lesquels nous n’avons rien à voir.
Mais en êtes-vous sûr?
Essayez ça. Et si, au lieu de posséder des gens, nous parlions de posséder de la terre. Quelqu’un vous dit que peu importe la somme que vous mettrez pour acheter cette terre, elle ne vous appartient pas de toute façon. Vous ne pourrez rien en faire quoi que vous souhaitez en faire. Vous ne pouvez pas y couper les arbres. Vous ne pouvez pas construire. Vous ne pouvez pas y faire passer des bulldozers pour y construire une autoroute. Toutes ces activités sont immorales, parce qu’elles sont basées sur le fait que vous exploitez le vivant, et dans ce cas, la terre. Avez-vous demandé à la terre si elle veut qu’on y construise quelque chose dessus? Prêtez-vous attention à ce que pense la terre? Mais la terre ne peut pas penser me direz-vous. Ah mais c’est juste ce que vous pensez, vous. C’est comme ça qu’on vous a appris à penser. Allons plus loin et mettons que le travail de cette terre – que les étrangers appellent exploitation – vous fait vivre, et que si les étrangers arrivaient à ses fins vous seriez hors circuit. Encore et encore ils vous disent que vous êtes une mauvaise personne, un demeuré sectaire, parce que vous refusez de voir que votre façon de vivre est basée sur l’exploitation d’une entité dont vous ne percevez pas qu’elle puisse avoir des droits ou un ressenti avec lesquels il faut composer.
Ça y est, vous êtes énervé? »
« Et ça alors? Les étrangers prennent votre ordinateur parce que la fabrication de son disque dur tue les femmes en Thaïlande. Ils prennent vos vêtements parce qu’ils ont été confectionnés dans des ateliers clandestins, votre viande parce qu’elle vient de l’élevage intensif, vos légumes pas chers parce que l’industrie agroalimentaire qui les produit conduit les paysans à la ruine ( ou peut-être parce que la laitue n’aime pas la culture intensive: ‘la laitue préfère pousser dans la biodiversité’ disent les étrangers), et votre café parce qu’il détruit les forêts vierges, décime les populations d’oiseaux migrateurs et chassent les cultures vivrières des africains, asiatiques et américains du Sud. Ils prennent votre voiture à cause du réchauffement global et votre alliance à cause de l’exploitation des mineurs qui a détruit les terres et les communautés. Ils prennent votre télé, votre microonde, et votre réfrigérateur parce que, bon dieu, ils consomment tout le réseau électrique et que l’électricité coute bien trop à l’environnement (les barrages tuent les saumons, les centrales au charbon déclenchent des pluies acides, les générateurs de vents tuent les oiseaux, et ne parlons pas du nucléaire). Imaginez si les étrangers voulaient embarquer tous ces objets – sans votre consentement – parce qu’ils ont déterminé, sans que vous en soyez le commanditaire, qu’ils sont tous immoraux et le fruit de l’exploitation. Imaginez que ces étrangers arrivent vraiment à embarquer ces objets qui font partie de votre vie et que vous considérez comme fondamentaux pour vous. Moi je vous imagine plutôt furax. Peut-être vous commenceriez à haïr ces trous du cul qui vous font ça, et peut-être que si vous étiez plusieurs à avoir subi cela, vous pourriez vous organiser pour riposter contre ces étrangers qui veulent détruire vos vies – je vous vois aisément demander ‘qu’est-ce que ces étrangers ont contre moi, là?’ Peut-être que vous mettriez ces robes blanches et ces drôles de chapeaux et peut-être même que vous en viendriez à être assez brutal avec quelques-uns d’entre eux, si c’était nécessaire pour qu’ils cessent de détruire votre façon de vivre »329
(…)
Vous voulez vraiment voir de la haine? Vous voulez voir de la violence? Contrecarrez les projets des civilisés. Faites les taire. Stoppez leur destruction de la planète.
Les civilisés vous dépèceront en souriant.
326 Derrick Jensen, The Culture of Make Believe, 105-6.
327 Derrick Jensen, The Culture of Make Believe, 106-7.
328 Et même ça c’est une farce: si on suit une définition stricto sensu de l’esclavage, il y a plus d’esclaves dans le monde aujourd’hui qui traversent le passage du Milieu, et bien sûr ce nombre gonfle dans des proportions inimaginables si l’on compte les sweatshops, les salaires de misère et l’expropriation. Pour une analyse plus complète de l’esclavage, voir Bales.
329 Derrick Jensen, The Culture of Make Believe, 110-12.
Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca
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